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Shakespeare et les Tragiques grecs, 3e édition (Société

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(Ces 4 volumes in-12 sont la réédition de Shakespeare et l'Antiquité en 2 volumes in-octavo couronnés par l'Académie française en 1880). Laurence Sterne. Sa personne et ses ouvrages (Fischba- cher) 7 »

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Paul STAPFER

DOYEN HONORAIRE DE LA FACULTE DES LETTRES DE BORDEAUX

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DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES. LE STYLE, L'AME, LE MOI L'INQUIÉTUDE RELIGIEUSE. CONFESSION ET TESTAMENT

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PARIS

LIBRAIRIE FISCHBACHER

Société anonyme 33, RUE DE SEI]*E,A33 <%v

1914

£ BIBUOffi

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PREMIERE PARTIE DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

Chapitre Ier. Les Jugements convenus.

II. Retour sur le même sujet. Une

Lettre de feu Henri Monod.

III. Idées nouvelles de l'Esthétique.

CHAPITRE PREMIER Les Jugements convenus.

Octobre 1911.

Au chapitre xxv de Candide, le seigneur Pc- cocurante, noble vénitien, montre au naïf jeune homme sa bibliothèque. Candide, « qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même », croit faire preuve de connaissances littéraires et de bon goût en exprimant son admiration pour tous les grands auteurs : Homère, Virgile, Horace, Cicéron, Milton, etc. Mais il est « fort étonné » des jugements de Pococurante. Homère, avoue le Vénitien, ne fait pas mes délices.

On me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir en le lisant; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu'on assiège et qu'on ne prend point, tout cela me causait le plus mortel ennui. J'ai demandé quelquefois à des savants s'ils s'ennuyaient autant que

4 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

moi à cette lecture? Tous les gens sincères m'ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu'il fallait l'avoir toujours dans sa bibliothèque comme un monu- ment de l'antiquité et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce.

Sans doute, tout n'est pas mauvais dans Virgile, dans Horace, dans Cicéron, dans Milton; mais quelle proportion énorme de choses fades, en- nuyeuses, rebutantes jusqu'à donner parfois un extrême dégoût ! Il faut se plaire à ce qui est vrai- ment admirable, conclut Pococurante ou Vol- taire; mais il faut exercer librement sa critique et avoir la franchise de reconnaître qu'on n'est point, en réalité, sous le charme de tout ce qui passe pour excellent. « Les sots admirent tout dans un auteur estimé. » Cette sentence, d'une concision si pleine, d'une si parfaite simplicité de forme, résume l'esthétique du seigneur Poco- curante et l'histoire des jugements humains en matière d'art et de littérature.

Si j'ajoutais un nom à ceux des cinq auteurs immortels que Voltaire produit en exemples, c'est le sien que j'oserais alléguer, non point pour faire toucher du doigt ce fait, d'une palpable évidence, que la plus grande partie de son œuvre inégale et trop vaste s'enfonce dans l'oubli, en ce sens qu'on ne la lit guère, mais j'aurais l'audace de mettre en question le plus continuellement relu, le moins contesté de ses chefs-d'œuvre, ce Candide

LES JUGEMENTS CONVENUS 5

justement, que volontiers on excepterait seul du naufrage, s'il fallait laisser périr tout le reste du gros et du petit bagage voltairien. Soyons de bonne foi. N'y a-t-il pas, dans l'admiration qui se transmet d'une génération à la suivante et qui se perpétue pour cette perle du conte philosophique, une cer- taine part de convention, reconnaissable aujour- d'hui avec un peu de critique et avouable avec un peu de franchise? Je relis Candide, et si j'y goûte toujours infiniment maints chapitres, tels que cet exquis chapitre xxv, d'autres pages m'y paraissent de moins en moins agréables. La mesure des fan- taisies bizarres, atroces, dégoûtantes, vraiment ennuyeuses à force d'irréalité, inventions puériles « à dormir debout », n'est-elle pas dépassée? Le pessimisme outré de Fauteur ne détruit-il pas par son excès une thèse qui, présentée avec moins de violence, aurait plus d'intérêt, de vérité et de force? L'ouvrage est court, mais... un peu long, comme ce sonnet un homme d'esprit trouvait des « lon- gueurs », et quand il s'arrête, il était temps.... Si le style ne faisait pas tout pardonner, j'ose dire qu'on en serait las avant la fin.

Cependant Candide se moque de nos critiques et vit ; Voltaire surtout vit, et l'on peut être sûr que le conte et son auteur vivront toujours, pour des raisons très fortes, contre lesquelles aucun argu- ment tiré de leurs défauts ne prévaudra jamais, leurs qualités réelles n'étant, de leur côté, ni la

6 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

seule cause ni la cause principale de leur grande fortune littéraire.

Ce serait une exagération bien inutile de pré- tendre que la valeur essentielle d'un livre n'entre pour rien dans l'estime qu'on en fait. Il suffira de montrer que non seulement cette valeur n'est pas tout, mais qu'elle n'est même pas, en dépit d'un préjugé plusieurs fois séculaire, la condi- tion la plus importante de la vie en littérature. Homère pourrait « dormir » continuellement, Ci- céron n'être d'un bout à l'autre que le balanceur de cadences vides qui assommait Montaigne, Milton multiplier les allégories écœurantes, telles que le mariage du Péché et de la Mort qui faisait « vo- mir » Voltaire ; et l'auteur de Candide, enfin, pour- rait accroître son amas de puériles horreurs au dé- triment de la fine comédie humaine : cela ne touche plus leur gloire, parce que, à la place de ce qu'il y a réellement dans leurs œuvres, nos imaginations ont substitué depuis longtemps une certaine idée, d'autant plus indestructible qu'elle est plus invé- térée, et que nous ne voyons plus que ce fantôme.

Une philosophie estimée enseigne que les choses n'ont point de réalité en soi, qu'elles sont ce que notre esprit les fait être, et qu'il n'existe au monde que des ?%eprésentations et des idées. Controver- sable peut-être en métaphysique, ce paradoxe de

LES JUGEMENTS CONVENUS 7

l'idéalisme est en littérature la simple vérité. Le sens commun, qui est invinciblement réaliste, a toujours été persuadé avec une foi naïve qu'un bon ouvrage vaut par lui-même à tel point qu'il peut se passer, même pour assez longtemps, du suffrage des hommes, dans l'assurance tranquille que, par la seule raison qu'il est bon, la faveur publique lui reviendra un jour.

De cette chimère sont nés tous ces vieux adages qu'on ose nous ressasser encore et qui sont bien la sornette la plus exaspérante du dictionnaire des lieux communs : que la postérité est un juge infail- lible ; que l'avenir remet chaque chose à sa place ; que tout ce qui vit et tout ce qui meurt méritait son destin. Mais raisonnons un peu.

Il est évidemment impossible de prouver que des ouvrages qui ne sont point venus à la vie auraient vivre, puisque, s'ils n'ont jamais vécu, nous ne pouvons pas les connaître, nous ne pouvons pas les nommer. La mineure est absente de notre syllo- gisme ; nous tournons dans un cercle vicieux. Donc., la preuve expérimentale nous manque abso- lument. Mais, à son défaut, le moindre emploi de la réflexion devrait nous faire rejeter la thèse ex- travagante d'une justice humaine égale à la justice divine, je veux dire, sachant tout, connaissant le mérite caché et le récompensant à coup sûr, mesu- rant à chacun sa part, tirant de leur ombre les grands oubliés et renversant les usurpateurs.

8 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

Les faits, d'ailleurs, ne manquent pas aussi radicalement que je le disais tout à l'heure à qui veut démontrer, d'une façon sensible, l'absurdité de la doctrine officielle et classique dune distribu- tion idéalement équitable de la vie et de la mort littéraires. Qui n'a entendu raconter ces lamen- tables et communes aventures : une pièce manus- crite tenue pour un chef-d'œuvre par son auteur, et qui peut-être en est un (qu'en savez-vous?), que les directeurs de théâtre ensevelissent sans la lire au fond de leur tiroir? une nouvelle, une poésie, une étude critique, sur laquelle un jeune écrivain compte ardemment pour se faire connaître et que toutes les grandes revues refusent parce qu'il n'est pas connu? Impasse à rendre fou! prison d'où l'on ne peut s'évader qu'en se cassant la tête contre le mur! Exagération et déclamation, me dites- vous ; un auteur vraiment digne de vivre se tire toujours du gouffre et sort à la lumière. Pas toujours. Le risque de rester ignoré subsiste tout entier théoriquement; si, en fait, l'enfermé brise quelquefois le cercle, sachez bien (c'est le point essentiel) que ce nest pas par l'immanente vertu de son ouvrage, c'est par un coup de fortune ou par le succès d'une adresse très différente du talent lit- téraire ; bref, c'est par des moyens extérieurs, sans lesquels c'est en vain qu'il aura écrit la plus belle chose du monde: la vie que ce chef-d'œuvre pos- sède en puissance n'est pas la vie en acte et en réalité.

LES JUGEMENTS CONVENUS 9

Berlioz demandait à Cherubini la salle des con- certs du Conservatoire pour jouer sa plus belle symphonie, suppliant le tout-puissant directeur et disant que l'exécution de son ouvrage était impos- sible ailleurs que dans cette salle. « Il n'est pas nécessaire, répondit froidement l'atroce Italien, que votre symphonie soit jouée. » Avec un peu plus de malchance encore, Berlioz eût attendu son orchestre à jamais et sa symphonie pouvait dormir d'un éter- nel sommeil

Dans cette longue nuit qui n'aura point d'aurore, Avec le fruit conçu qui meurt avant d'éclore Et qui n'a pas vu le soleil.

Un chef-d'œuvre resté manuscrit est une sym- phonie qui attend son orchestre, et la similitude paraît assez juste; mais ne peut-on pas en dire autant d'un chef-d'œuvre imprimé, aussi longtemps qu'il n'a pas reçu des hérauts de la publicité la chiquenaude initiale? La possibilité permanente de vivre n'est point la vie. Qu'est-ce que la vie pour un livre? C'est le babil des hommes. Vraiment j'admire combien la culture classique a enfoncé dans l'esprit des lettrés, des critiques même les plus intelligents, cette illusion indéracinable qu'un ouvrage bien pensé et bien écrit est organisé pour vivre et vivra par cette raison seule.

Gaston Paris, c'est-à-dire le plus savant des his- toriens littéraires et un connaisseur d'une finesse

10 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

rare en matière de goût, disait un jour (je l'ai entendu) à un débutant qui cachait mal son ar- deur inquiète : « De quoi êtes-vous en peine? Ne vous agitez plus, à présent. Votre livre a paru : en l'écrivant, vous avez fait l'essentiel; en le pu- bliant, vous avez tout achevé. »

Tout? Examinons les chances d'un auteur qui, ayant fini son ouvrage et sa journée, attend la for- tune dans son lit.

Que l'on suppose une grande œuvre posthume dans le genre des Essais de Montaigne. Rien ne lui manque et elle a tout. Omne tulit punctum. Le style, la personnalité d'une pensée vraiment ori- ginale, l'étendue et la profondeur du savoir, la nouveauté piquante des paradoxes et la solidité des vérités éprouvées, l'agréable et l'instructif, la forme et le fond, je vous dis qu'elle a tout : c'est un maître livre. Tour à tour, l'auteur rappelle à son avantage Yauvenargues le doux moraliste et ce fou de Nietzsche, et constamment sa confession litté- raire ressemble aux Essais... en mieux!

Au terme de sa longue production silencieuse, la plume tombe des mains de notre sage, il meurt. Ses héritiers, pour contenter et réjouir son ombre, donnent au public ce livre, fils unique et bien-aimé du défunt, et puisque c'est un chef-d'œuvre par hypothèse, ils croient que l'enfant est viable et sera

LES JUGEMENTS CONVENUS ] 1

florissant. Notre supposition n'est point absurde; car le cas est exactement le même que si Mlle de Gournay avait publié, en 1595, la première édition d'un Montaigne tout entier nouveau et inconnu, et cela eût pu arriver. Les Essais auraient-ils pris dans la littérature la place qu'ils occupent? Non. Et ce n'est pas parce que la valeur du livre serait moindre. Elle serait toute pareille. C'est parce que Montaigne lui-même et ses amis et ses contempo- rains et la cour et la ville et tout ce qui vivait comme lui, £vec lui, autour de lui, n'auraient pas coopéré à la première ébauche d'une idée de Mon- taigne, plus réelle que son œuvre même ; idée vraie ou fantastique, peu importe, mais qui, un jour, en pleine existence de l'homme, a commencé, puis continué de vivre activement et que les siècles de- vaient achever.

Montaigne avait trop d'esprit pour croire à la niaiserie du mérite réussissant par lui-même tout seul. Il allait, à travers tous les obstacles, du fond de sa province à Paris faire sa cour aux princes, aux auteurs célèbres, aux femmes de la haute so- ciété, à toutes les personnes influentes. La vie ima- ginaire de la gloire étant un prolongement de la vie sréelle, ne peut appartenir qu'à ceux qui ont com- mencé par faire un éclatant usage de celle-ci.

Il faut toujours réserver la part possible de quelques exceptions très rares, et il se peut que Maurice de Guérin en soit une. Mais cette gloire

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posthume, suscitée et soutenue par un petit nombre de bons juges, a une existence trop récente et sur- tout une base trop étroite pour que Ton puisse dire avec certitude qu'elle est bien établie.

Le cas de Frédéric Amiel serait plus significa- tif, si ce qu'il présente de plus frappant peut-être n'était pas le prodigieux aléa de sa bonne for- tune. A quelles chances fragiles la destinée du penseur suisse ne se vit-elle pas suspendue ! Il a fallu qu'il eût pour ami un grand critique dont l'esprit fût un peu frère du sien. Figurez-vous, au lieu de Scherer, Brunetière feuilletant le Journal intime] L'habile éditeur n'a donné de ce journal qu'un choix représentatif, et il a eu le pouvoir extraordinaire de pétrir et de former si bien l'opi- nion sur l'œuvre qu'il ressuscitait que personne ne se soucie d'aller regarder la portion du manuscrit restée inédite; elle nous est inutile et indifférente. Amiel, d'ailleurs, n'était point un inconnu de son vivant, et sa renommée n'est pas toute posthume, puisqu'elle fut tirée de la pénombre, mais non pas de la nuit, par la publication de son chef-d'œuvre.

Le succès que les amis d'un auteur défunt créent pour lui d'un seul coup, et qui dure, est, s'il y en a des exemples, un miracle, c'est-à-dire un phéno- mène surnaturel que la foi peut espérer, mais que la raison ne doit pas attendre. C'est le jugement traditionnel et convenu, c'est la légende qui est, dans une réputation littéraire, la chose capitale ;

LES JUGEMENTS CONVENUS 13

mais, bien évidemment, c'est dans la réalité que la légende prend toujours sa source. Et la réalité, ici, c'est d'abord l'auteur vivant, vivant non pas seulement sur le papier, de cette vie d'ombre que croient suffisante les pauvres plumitifs qui ont la superstition de l'écriture et de l'imprimerie, mais d'une vie aussi pleine, aussi riche, aussi active, aussi intense qu'aucun homme de son temps. La plus grave erreur qu'un écrivain puisse commettre serait de se flatter qu'il lui est permis, par un pri- vilège spécial, de rester en marge du mouvement de son époque et de n'être pas, à sa manière, un grand homme d'action.

Si l'œuvre n'a pas un rapport très étroit avec les idées, les rêves, les besoins, les désirs, les aspi- rations des contemporains, comment y pourraient- ils prendre le moindre intérêt? Mais si un vivant rapport existe entre l'écrit posthume d'un auteur et l'esprit de sa génération, pourquoi ce triple sot a-t-il attendu d'être mort pour jouer un rôle actif et utile dans le mouvement intellectuel de son temps? Il devait préparer, il devait assurer son succès futur par son succès présent. En règle générale, la pos- térité ne commence rien. Ordinairement, elle con- tinue, en l'affaiblissant peu à peu, la tradition des jugements admiratifs que la génération précédente lui a transmis; rarement elle la renforce; souvent elle la coupe net.

Si l'on peut raisonnablement espérer (et cela

14 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

même n'est point sûr) que tout ce qui est mauvais mourra tôt ou tard, on ne doit pas du tout compter sur la fortune inverse, sur l'avènement certain à la vie de tout ce qui est bon. Il s'en est fallu d'un rien que l'œuvre maîtresse de Schopenhauer, long- temps inglorieux, fût mise au pilon et anéantie.

On pourrait avancer qu'en littérature tous les jugements qui comptent sont des jugements « con- venus », convenir étant, selon l'étymologie du mot, s'entendre ensemble dans la même idée comme on se réunit au même lieu. Le consentement des hommes est nécessaire ; un jugement purement indi- viduel n'aurait aucune valeur. Une fois écrit, un livre existe si l'on veut, mais ne vit pas encore : sa véri- table vie consistera dans la faveur du public, c'est-à- dire dans un préj âgé formé par l'imagination collec- tive. Si nous ignorons une foule d'œuvres qui méri- teraient d'être admirées autant ou même plus que beaucoup d'autres qui sont très connues, c'est parce que, faute de chance ou faute d'habileté, le concours a manqué pouf elles des occasions diverses favo- rables à la création de ce fantôme.

La valeur imaginaire importe plus que la valeur réelle, et l'art de la former et de la répandre, presque aussi précieux que le talent, est fort différent de l'art qui consiste à faire un bel ou- vrage. L'intelligence, l'adresse, la connaissance des

LES JUGEMENTS CONVENUS 15

hommes, la ruse quelquefois, le génie du com- merce bien souvent, et toujours beaucoup d'esprit pratique : voilà les conditions essentielles du suc- cès, tandis que, pour faire un bon livre, il ne faut que du génie.

Oui, l'ombre, en littérature, finit par être plus que le corps; la légende finit par avoir plus d'existence que le fait historique ; l'idée seule est vivante et la réalité n'en fut, un jour, que l'occasion bientôt oubliée. Les circonstances extérieures de la publi- cation d'un ouvrage, le cadre, l'apparence, le bruit, la réclame, la valeur fantastique que l'opinion lui attribue, tout cela n'a pas moins d'importance que l'ouvrage lui-même et tout cela dépend aussi de nous dans une très grande mesure ; mais, comme ce qui en dépend d'abord c'est le livre, le plus malin sera toujours celui qui commencera par le faire bon.

Justement parce qu'une légende n'est qu'une idée, elle a la vie très dure. Elle finit par se sub- stituer si bien à la réalité qu'il devient, avec le temps, plus que difficile de rétablir la vérité pre- mière. Les jugements convenus en littérature, ré- formables pendant quelques années, sont presque impossibles à reviser quand ils ont plusieurs siècles. On peut y introduire des nuances nouvelles, des atténuations, des compléments, de légers correc- tifs ; il faut renoncer à les refaire de fond en comble. Et la raison profonde de cette stabilité, c'est

16 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

qu'on a besoin d'elle pour l'éducation des esprits; sans elle, le désordre de la pensée humaine serait comparable au chaos qui précéda l'organisation de la vie.

Kant, dans sa Critique du Jugement, écrit :

On vante avec raison les ouvrages des anciens comme des modèles; les auteurs en sont appelés classiques et forment, parmi les écrivains, comme une noblesse dont les exemples sont des lois pour le peuple. Le goût a besoin d'apprendre, par des exemples, ce qui, dans le progrès général de la culture, a obtenu le plus long assentiment, s'il ne veut pas redevenir inculte et retom- ber dans la grossièreté de ses premiers essais.

Et, dans son livre sur les Bases de la croyance, M. Balfour jette, en passant, cette remarque litté- raire d'une grande portée :

Pour nous imaginer combien la marche de la cri- tique serait désordonnée si elle n'était forcément rete- nue dans son orbite par l'attraction des opinions reçues, nous n'avons qu'à nous rappeler le lamentable échec de tant de critiques amenés à se prononcer sur des œuvres nouvelles ou sur des œuvres dont il n'existait aucune estimation incluse dans le système général qu'ils se

croyaient tenus de respecter L'entente qui s'établit

entre les maîtres critiques provient pour une bonne part de leur désir commun de voir comme d'autres ont vu, de juger comme d'autres ont jugé.... 11 y a quelque chose qui nous empêche d'attacher beaucoup de poids à la prétendue unanimité des siècles.... L'immortalité des productions immortelles est surtout une immortalité de

LES JUGEMENTS CONVENUS 17

bibliothèque et de musée; elle fournit des matériaux aux critiques et aux historiens plutôt que de la jouis- sance à l'humanité.

Ces dernières lignes ne répètent-elles pas, en moins bon français, le paradoxe même du seigneur Pococurante?

Le philosophe Cournot, dans ses Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes1, approuve aussi l'institution d'une tradition littéraire, de règles reçues par tout le monde et de types consacrés. Mais ce que la pen- sée de Kant, de Cournot et de Balfour me paraît présenter de plus intéressant, c'est qu'elle n'im- plique point cette foi servile en l'autorité des maîtres et en l'excellence des modèles qu'ont prê- chée des pédants et des radoteurs qui n'étaient pas des philosophes comme eux; non, ces sages, exempts de toute superstition, se contentent de reconnaître la simple utilité d'un gouvernement et d'une police pour que Tordre règne dans les études, pour que les esprits ne retournent pas à la barbarie et à l'anarchie.

Si les hommes qui, pour leur bonheur peut- être, ne sont que des moutons de Panurge ne constituaient pas un grand troupeau marchant à la

1. Page 174. Citée dans ma deuxième série d'Essais sur les Réputations littéraires, p. 307.

2

18 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

suite de ses guides, s'ils étaient indépendants, s'ils estimaient les œuvres littéraires à la quantité de plaisir qu'elles leur procurent réellement, à la dose d'admiration vraie qu'elles excitent chez eux, leurs jugements seraient sincères, variés, changeants comme la vie, se contredisant eux-mêmes sans cesse par bonne foi, toujours neufs et originaux. Tels étaient ceux du sage Pococurante, en dépit ou plutôt par la grâce même de leur impertinente hardiesse. Ce libre amateur dénigre insolemment tout ce qui lui déplaît, mais il loue avec vivacité ce qu'il aime, il se montre capable de discernement. Il déclare « excellents » le deuxième, le quatrième et le sixième livre de Y Enéide, il admire la conci- sion énergique des meilleurs vers d'Horace.

Voltaire, froid pour Corneille quand il reste res- pectueux, ne trouve pas de termes capables d'ex- primer son enthousiasme pour Racine.

Montaigne a des cris, des transports, des ravis- sements., des extases devant certains traits sublimes ou devant la beauté parfaite et accomplie. Voyez comment il parle de l'hémistiche de Virgile : His dantem jura Catonem. Il est « ravi », « transi », « transporté », « transpercé », ravagé »; il « joint ses mains d'admiration ». Certes, rien n'est con- venu, tout est sincère, tout est vrai dans un pareil jugement1.

1. Les jugements du goût gastronomique sont aussi « con- venus », aussi peu sincères que ceux du goût esthétique.

LES JUGEMENTS CONVENUS 19

Au temps lointain de ma jeunesse, si, pauvres collégiens que nous étions, nous n'avions point, mes contemporains et moi, pour exprimer ce que nous sentions des grands poètes et de la poésie, la flamme généreuse du style de Montaigne, cepen- dant nous étions capables d'une ardeur d'admira- tion peut-être aussi vive. Notre mémoire verbale cet inappréciable outil de la culture esthétique, sottement dénigré aujourd'hui par une mauvaise pédagogie se meublait sans effort et avec plaisir des plus beaux textes de la littérature en vers et en prose. Cette musique qui continue toute la vie de chanter aux oreilles était, je le soutiendrai tou- jours, le meilleur et le plus durable reste de nos chères études littéraires. Il nous devenait impos- sible d'écrire mal par défaut de soin quand les modèles de la perfection restaient vivement pré- sents à notre souvenir et nous faisaient honte de nos défaillances. Vraiment amoureux de la beauté, même chez quelques-uns des classiques dont on nous enseignait le culte officiel, nous avions des adorations passionnées et de violentes antipa- thies.

C'était amusant, mais ce n'était pas scientifique.

Quand nous mangeons d'un mets réputé exquis, remarque M. Bergson, le nom qu'il porte, gros de l'approbation qu'on lui donne, s'interpose entre la sensation et la conscience ; nous pourrions croire que la saveur nous plaît, alors qu'un léger effort d'attention nous prouverait le contraire (Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 99).

20 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

Depuis que la science, ou plutôt l'érudition, s'est substituée dans l'éducation littéraire au sentiment esthétique avec tous ses risques d'erreur, mais aussi avec sa belle et vivante liberté, les jugements convenus, qui sont de tout repos, régnent en litté- rature paisiblement et rien n'inquiétera leur em- pire. Quand la foi est perdue, comment compren- drait-on encore un ardent souci de justice et de vérité qui s'aviserait de soumettre à l'esprit d'exa- men le palmarès des gloires littéraires? Reviser? A quoi bon? Les choses sont ce qu'elles sont, ne suffit-il pas de savoir pourquoi elles sont ainsi?

Un critique turbulent qui avait entrepris naguère de renverser le jugement de deux siècles sur le ca- ractère et sur le génie de Racine, n'a rencontré qu'un froid accueil d'étonnement et d'indifférence. 11 y a soixante ans, nous aurions échangé des in- jures et des coups pour ou contre une idée si nou- velle. Mais aujourd'hui, comme cela nous est égal! Soutenu avec moins de lourdeur et plus d'esprit, le récent paradoxe nous aurait un peu divertis, voilà tout.

L'hérétique étant, selon la définition de Bossuet, l'homme « qui a une opinion », la république des lettres ne compte plus d'hérétiques; car au- cune conviction individuelle ne s'y insurge fière- ment contre l'avis commun, et personne ne s'in- téresse désormais assez aux choses du goût pour

LES JUGEMENTS CONVENUS 21

s'affranchir de la tradition et de la conven- tion....

Oh! combien La Rochefoucauld avait raison de dire que la passion dominante des hommes est la paresse !

CHAPITRE II

Retour sur le même sujet. Une Lettre de feu Henri Monod.

Je n'ai pas assez dit, on ne dira jamais assez que tous les jugements littéraires qui comptent et qui durent sont une convention et qu'un écrivain aura beau avoir produit un chef-d'œuvre en soi, ce chef- d'œuvre restera à l'état de pur néant si Fauteur n'a pas eu l'habileté ou la chance de créer et d'entre- tenir en sa faveur un préjugé.

L'auteur médiocre qui a ce préjugé pour lui est en meilleure posture non seulement devant ses con- temporains, mais devant la postérité, que l'homme de génie ou de grand talent dont le seul atout con- siste dans la vertu toute nue de ses idées et de son style.

Le gros public n'a aucune spontanéité dans ses jugements; il est inerte, indifférent, stupide, mou- tonnier, aveugle et sourd par définition ; si quel- qu'un ne lui crie pas, si mille voix autorisées

UNE LETTRE DE FEU HENRI MONOD 23

ne lui répètent pas de concert : « Voici un livre », comment et pourquoi voulez-vous qu'il s'en avise? C'est d'une telle évidence que vraiment j'ai bien tort d'injurier ce bon public. S'il a pu être, en des temps fort anciens, responsable en grande par- tie de l'ignorance il restait des bons ouvrages, il serait trop injuste de l'en accuser depuis que la production littéraire est devenue innombrable....

Bordeaux, novembre 1911.

Décidément, je rabâche. Tout cela, je l'ai dit et je l'ai redit. Si je veux reprendre mes vieux thèmes, il me faut les renouveler à fond. Peut-être la chose n'est-elle pas impossible par un effort de sincérité et de franchise qui sache pénétrer jusques au cœur de la connaissance de moi-même et ne recule de- vant l'aveu d'aucune vérité désagréable.

Je suis estimé d'un petit nombre de juges com- pétents : il est très probable que c'est tout ce que je puis espérer; mais j'ai toujours soutenu et je con- tinuerai à soutenir jusqu'à la dernière goutte de mon encre que, pour la vie de mon nom et de mes ouvrages, cela revient absolument au même que si j'étais inconnu et ignoré de tout le monde.

D'excellentes gens m'ont écrit les choses les plus touchantes et les plus judicieuses sur la douceur exquise que l'on goûte dans l'applaudissement dis-

24 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

cret d'une élite, tout simplement dans la conso- lation d'une femme aimée. Ecoutons le pasteur Roberty, il fait toujours si bon de l'entendre : « 0 bizarrerie d'un cœur d'écrivain! N'est-il pas étonnant qu'à tout ce bruit il n'ait pas préféré l'ap- probation d'une voix musicale et tendrement aimée ou d'un regard qui vous comprend et vous pénètre tout entier.... Ah! si j'étais à sa place, c'est moi qui n'hésiterais pas1! » On a dénoncé avec raison la contradiction choquante, insupportable, je suis tombé en affectant de mépriser les voix de la multitude et en aspirant visiblement et de toute mon âme à remplir mes oreilles d'un tapage si vain.

Entendons-nous et ne confondons pas les ques- tions. Il s'agit de la vie. On n'est point sûr que l'on vivra parce qu'une personne ou dix ou trente nous auront dit : « C'est très bien! » Si l'ap- plaudissement de quelques-uns nous fait tant de plaisir, c'est parce que nous espérons que le suf- frage restreint deviendra le suffrage universel. On peut assurément, on devrait par sagesse stoïque ou épicurienne se contenter de la haute es- time d'un petit nombre d'amis et de personnes de goût; mais cette satisfaction n'apaise point et ne saurait tromper l'ardente soif de gloire qui n'est qu'une forme du désir passionné de vivre. Un

i. Journal de Genève, 22 décembre 1902.

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appétit si furieux exige que l'opinion des délicats devienne celle de la foule ; peu importe que la foule ne comprenne point, qu'elle applaudisse sans in- telligence et que son jugement ne soit qu'une con- vention, pourvu que par son babil elle alimente la vie littéraire, qui consiste dans l'entretien des peuples et des âges sur l'idée qu'ils se sont faite des auteurs ou plutôt qu'ils ont reçue et acceptée toute faite. Il faut nous emparer de l'espace et du temps : quel gage le chuchotement d'une voix chère ou le murmure flatteur d'une poignée de bons amis nous donne-t-il d'une si grande vic- toire ?

Je n'ai garde d'ignorer que la morale moderne, plus éclairée, plus pure que celle des païens et des premiers chrétiens, condamne comme un sentiment assez mauvais la mesquine ambition de l'espèce de survie qui consiste dans la gloire nominale. Aussi n'est-ce point pour m'en faire honneur que je constate en moi sa présence, c'est simplement pour reconnaître sans vanité comme sans honte que ce qui est si humain et si naturel ne m'est pas étranger. L'antiquité classique tout entière tenait ce sentiment non seulement pour excusable, non seulement pour légitime, mais pour noble, pour beau, pour excellent, à tel point qu'elle eût re- gardé comme un homme très incomplet et man- quant du signe supérieur de l'humanité le poète, le législateur, le guerrier qui n'auraient pas eu pour

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fin suprême dans la vie de s'immortaliser par une œuvre ou une action d'éclat.

L'espérance chrétienne, dans sa ferveur primi- tive, qui était l'aspiration anxieuse au salut per- sonnel, peut servir à expliquer par quelque chose de plus qu'une simple analogie l'amour antique et païen de la gloire; car elle est, pour qui va au fond des choses, une transposition exacte de ce senti- ment. Ce n'est que beaucoup plus tard, ce n'est guère qu'à l'époque contemporaine que les hommes se sont avisés qu'ils étaient décidément bien trop nombreux pour compter comme individus dans le livre d'or de l'Eternel; à partir de ce mo- ment-là, l'éducation morale de l'homme s'est enri- chie d'un sentiment nouveau, généreux, à coup sûr, mais voulu et contraint plutôt que naturel et spontané, qui est moins un instinct du cœur qu'une acquisition méritoire et laborieuse de la rai- son. Ce sentiment, ou pour mieux dire, cette idée raisonnable, consiste à comprendre que l'individu n'est rien, rien qu'une parcelle de la collectivité dont il tire toute sa valeur, et qu'en conséquence sa seule immortalité est la petite contribution que son travail apporte à l'œuvre de tous et qui devient partie intégrante et durable du progrès univer- sel.

C'est ainsi que les chrétiens sociaux s'efforcent d'oublier la préoccupation égoïste de leur propre salut; par un renversement complet de l'ancien

UNE LETTRE DE FEU HENRI MONOD 27

point de vue, au lieu de voir dans le ciel la déli- vrance et la récompense promises aux déshérités d'ici-bas, ils le conçoivent comme l'avènement pro- chain, par la collaboration de l'homme avec Dieu, du règne de la justice sur la terre.

Le 24 juillet 1911, trois mois avant sa mort, Henri Monod, déjà très malade, m'écrivait une lettre, d'une singulière élévation de pensée, il oppose à ma conception de l'immortalité, telle qu'elle résulte, je l'avoue, de mes deux séries d'Es- sais sur les Réputations littéraires, l'idée qu'il s'en faisait lui-même et qui est infiniment plus noble que la mienne.

On a un tel besoin, à mesure que deviennent plus pressants les avertissements de l'âge et de la maladie, de se rattacher à quelque chose, que je veux te dire ce que je pense.

Pourquoi tiens-tu tellement à l'immortalité du nom? Au fond, c'est la seule à laquelle tu croies, et c'est pour- quoi tu voudrais tant en être sûr. Pourquoi? Tu as fait pendant ta belle vie une œuvre. Tu as émis de nobles pensées; tu as donné des conseils utiles. Tu sais que pas un atome de cela ne peut être perdu. Voilà ton immor- talité. Comment ne te suffit-elle pas? N'est-elle pas très supérieure à celle du nom? Tu vas peut-être me trouver un monstre d'orgueil, mais voici comment m'apparaît la mienne.

... La première République a vainement tenté d'or-

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ganiser l'Assistance publique1, ce qu'elle avait le devoir de faire. La seconde République avait le même devoir et n'a pas mieux réussi. La troisième République l'a orga- nisée ; elle s'en honore Oui, elle s'en vante en mainte occasion, et jamais le nom de Henri Monod n'est pro- noncé. Que veux-tu que cela me fasse? J'en souffrirais cruellement si j'attachais l'importance que tu attaches à la persistance du nom. Mais je n'ai pas ce sentiment. Je sais bien, moi, lorsque l'on créa enfin, confor- mément au conseil que j'avais donné dans un mémoire imprimé quand j'étais préfet du Calvados, la direction de l'Assistance publique, et lorsque cette direction me fut confiée, les longues méditations par lesquelles je recherchai les raisons des tentatives avortées; comment peu à peu la lumière se fit, et enfin fut dans mon esprit si éblouissante qu'elle éclaira en lettres de feu la formule d'où devait sortir le régime nouveau. Je me rappelle le jour, le lieu : c'était par une belle soirée, tandis que, parti de mon bureau, je remontais les Champs-Elysées; elle m'apparut, la formule, sur l'or du couchant, rem- plissant toute la courbe de l'Arc de Triomphe. Quelques jours après, elle était adoptée par le conseil supérieur que j'avais eu soin de faire instituer, et depuis lors elle s'est imposée aux délibérations des deux Chambres, elle a servi de base aux lois sociales dont enfin la Répu- blique se targue. Si des milliers et des milliers de malades pauvres sont soignés en vertu de la loi de 1893, si des milliers d'enfants assistés ont eu leur sort amé- lioré par les lois de 1904, si des multitudes de vieillards et d'incurables sont secourus grâce à la loi de 1905, qu'importe que mon nom ne soit pas prononcé? Je sais, moi, que c'est à moi que ces lois, que j'ai d'ailleurs

1. Henri Monod était directeur de l'Assistance publique au ministère de l'Intérieur.

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toutes défendues devant le Parlement, que j'ai fait adopter c'est bizarre, mais c'est ainsi malgré les ministres de l'Intérieur (sauf Floquet) qui en ont aujour- d'hui l'honneur, sont dues; je sais qu'elle sont dues à la formule sur laquelle elles sont bâties, et qui a jailli de mon cerveau. Je le sais, et cela suffît à mon bonheur.

Tu as, toi aussi, à ton actif, une œuvre d'une origina- lité puissante et de la plus haute valeur morale. Il est presque certain que tes livres excellents vivront. Quand ils ne vivraient pas, tu dois être heureux, car tu ne peux douter que ton enseignement, oral et écrit, n'est pas stérile, qu'il est tout plein de germes succulents, salu- taires, indestructibles, qui se multiplieront sur le bon terrain des bons esprits.

Je devrais revoir tout cela, mais je n'en ai pas la force....

Henri Monod se trompe en ce qui me concerne. Oh! sans doute, plusieurs de mes « excellents écrits » seraient bien plus dignes de vivre que beaucoup d'ouvrages de même nature auxquels une longue durée paraît promise ; mais quelle rai- son y a-t-il désormais, après trente volumes estimés, c'est-à-dire ignorés, pour qu'un thauma- turge leur crie tout à coup : « Lazare, lève-toi! » L'espèce de vie dont ils continueront à jouir ne sera jamais que ce sommeil tranquille et silencieux que les sages nous vantent comme la forme la plus pure du succès, probablement parce qu'il réalise, sans être cependant la mort, l'heureuse paix de la tombe

Voilà pour immortalité » nominale. Et quant

30 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

à l'autre immortalité, la vraie, selon Henri Monod, celle des services rendus, des vérités annoncées, des beaux sentiments communiqués,, bref, de tous les bienfaits divers de la plume, voyons de sang-froid et sans humilité fausse quel fond je puis faire sur elle.

Si j'ai (j'accepte ce compliment y quelque origi- nalité, ce n'est pas une « originalité puissante », c'est-à-dire, sans doute, créatrice. Je n'ai jamais senti la joie divine qui suit une production géniale et qui est tellement propre au créateur de beauté ou de vérité que, selon Bergson, elle lui suffit, le paie de tout et le rend indifférent et insensible à l'approbation publique.

« C'est une erreur profonde, affirmait récem- ment ce professeur dans une conférence à l'Uni- versité de Birmingham1, de croire que les artistes, les savants travaillent pour la gloire et tirent leur plus grande satisfaction des applaudissements de l'humanité. Nous recherchons la louange dans la mesure exacte nous nous sentons peu sûrs d'avoir réussi.... Celui qui est certain qu'il a mis au jour une œuvre vivante ne se soucie point des éloges; il se sent au-dessus de la gloire, parce qu'il n'y a pas de plus grande joie que de se sentir créateur. »

La volupté très réelle que je goûte à écrire est simplement celle de l'arrangeur d'idées et de mots.

1. Analysée dans le Protestant du 8 novembre 1911.

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Le genre auquel appartiennent la plupart de mes écrits, la critique littéraire, serait ce qu'il y a, dans la littérature, de moins viable, de plus mort-né, si la critique littéraire proprement dite, les juge- ments sur les livres et sur les auteurs, en cons- tituait toute la matière. Alors, mon cher collègue le philosophe Espinas aurait eu cent fois raison de m'écrire, dans sa lettre du 14 janvier 1902 :

Vouloir donner parla forme littéraire un éclat immor- tel à une œuvre qui, par essence, n'est qu'un reflet; trai- tant de l'œuvre des autres, se permettre d'être person- nel, de mêler de l'humour, de la fantaisie, voire de la poésie à la neutralité de la critique, vraiment c'est une gageure il est difficile de gagner. Quelle drôle d'idée tout de même! S'imaginer qu'en parlant d'Hugo, de Racine, de Bossuet, de Montaigne, on peut être un autre Hugo, un autre Bossuet ou un autre Montaigne ! Mais j'ai du style', dites-vous. Certainement. Seulement ce genre qui consisterait à avoir du génie, à être un lit- térateur de premier ordre en parlant des œuvres des autres, n'existe pas, il ne peut pas être. La critique ne peut valoir que par des mérites scientifiques; c'est une méprise énorme que d'espérer qu'elle brille par elle- même, qu'elle ait une valeur esthétique propre.

Ces réflexions peu flatteuses sont justes, impi- toyablement, mais à la condition, encore une fois, de ne s'appliquer qu'à la critique littéraire dans sa première idée et dans son exécution ancienne. Les choses ont bien changé avec le xixe siècle.

32 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

En un siècle, écrit Edouard Rod, avec Villemain, Sainte-Beuve, Taine, Scherer, Hennequin, pour ne parler que des morts, la critique est devenue un genre égal aux autres, un écrivain peut mouler sa pensée et déployer ses ressources aussi complètement, aussi librement que dans le théâtre, l'histoire ou le

N'est-ce pas une vérité positive et constatée, un fait, que les Causeries du lundi sont un monu- ment de la littérature française au xixe siècle, et un monument bien plus considérable que Joseph Delorme ou que Volupté? Il est donc possible, quoi qu'en dise M. Espinas, à un critique littéraire qui n'est que cela de prendre dans la littérature de son

siècle et de son pays une place de premier rang

Il ne tient qu'à lui de la prendre.

Mais qu'est-ce qui, dans son œuvre, peut vivre, et qu'est-ce qui est sûrement condamné à périr? La partie caduque des écrits d'un critique litté- raire, c'est justement cette contribution « scienti- fique » l'ami Espinas fait résider toute la valeur de son travail : l'exactitude historique et biographique, la critique des textes, etc., bref, tout ce qui est matière à un savoir prétendu solide ; car cette belle solidité n'est qu'un leurre. La vérité qu'on croyait avoir établie est soumise à

1. Pour un complément de citations et pour des développe- ments plus explicites sur ce sujet, voir, plus loin, la conclusion du chapitre ni, Idées nouvelles de l'esthétique.

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de continuelles révisions ; les recherches se suc- cèdent, les résultats changent et se renouvellent ; la dernière édition, l'autorité la plus récente sont les seules qui comptent : en sorte que si quelque chose est un peu durable, il se trouve que c'est beaucoup moins le fond matériel des études du critique que la forme littéraire dont son talent les a revêtues et tout ce que sa pensée, en se donnant carrière librement, a pu ajouter de personnel à la donnée extérieure et objective.

Il est bien clair que mes études sur Shakes- peare, Rabelais, Montaigne, Victor Hugo, etc., devaient être et sont déjà fort dépassées, en ce sens qu'elles ne peuvent plus rendre un service nécessaire à l'étudiant qui a besoin de connaître, sur ces auteurs, non ce que Paul Stapfer a pensé, mais ï état actuel de la science. Cependant, même dans ce que j'ai écrit de plus didactique, il y a quelques pages vivantes, et les trouvera-t-on? parmi celles qui sont le moins didactiques.... Mais encore, ne faut-il pas que ces pages aient un fond réel, une substance, un objet extérieur concret ou abstrait, valant quelque chose en soi et indé- pendamment de la forme littéraire que l'esprit élabore? Oui, de plus en plus, il le faut, parce que, de moins en moins, pour se faire lire, il suffira d'avoir du talent. En tous les temps, d'ailleurs, le style n'eut d'existence que par les idées ou par les choses qu'il exprime. Mais le réa-

3

34 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

lisme des modernes, leur indifférence croissante pour la forme tolère à présent ou plutôt exige que nos pages les plus soigneusement écrites eussent pu être bousillées sans rien perdre de leur intérêt essentiel. Voilà le grand scandale et Famère dou leur des esprits restés littéraires, le paradoxe inso- lent de notre ère « scientifique ».

Si certaines idées esthétiques peuvent être l'ob- jet d'un enseignement véritable, s'il existe une réelle science littéraire, tout peut-être ne fut pas un pur exercice oratoire dans mes leçons orales ou écrites, et Henri Monod pouvait ne pas me faire un vain compliment en leur attribuant parfois une valeur substantielle.

Je souhaiterais, par exemple, que l'on rendit un peu plus de justice à mes quatre articles de la Revue bleue sur « l'Art pour l'Art », recueillis dans mes Questions esthétiques et religieuses; c'est ce que Ion a écrit en français de plus clair et de plus complet sur cette question si controversée : la vente du volume est restée nulle et ce chapitre de mon oeuvre critique est très généralement ignoré. Il ne serait que juste aussi de me reconnaître une compé- tence spéciale dans la connaissance théorique et pra- tique de Y humour : combien j'aurais été heureux de faire lire à tous les lettrés les écrits documentés et approfondis je traite de ce sujet intéressant, ainsi que les essais personnels j'en tente moi- même quelque application, afin de fermer le robi-

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net des banalités insignifiantes que le mot seul d'humour fait couler à flots intarissables! Mais ce que j aurais surtout désiré et trouvé juste, c'est que, après avoir étudié aussi explicitement, aussi passionnément que je l'ai fait, les conditions du succès présent et à venir, on me reconnût un droit de propriété dans cette province et que mon cher ouvrage des Réputations littéraires devînt classique, je veux dire, fût cité par les au- teurs qui traiteront désormais l'antique lieu-com- mun de la gloire : la situation commerciale du livre, telle que la constatait ma préface de 1901, n'a pas changé; il reste sans débit, c'est-à-dire, sans vie.

Les collégiens et les maîtres d'école s'imaginent que les portes de l'Académie s'ouvrent d'elles- mêmes devant tous les talents à partir d'un certain degré d'excellence, et que. pour les franchir, il faut et il suffît que ce degré supérieur soit atteint. La qualité de membre de l'Académie française bap- tise grands écrivains les quarante auteurs qui ont reçu cette consécration. « Qui n'a pu l'obtenir ne la méritait pas. » Voilà une classification très simple.

11 est vrai qu'une illusion si naïve se rencontre à présent beaucoup moins chez les personnes qui ont assez de littérature pour connaître même super- ficiellement l'histoire du quarante et unième fau-

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teuil, et pour savoir aussi que les titulaires des quarante premiers ne furent pas tous des écrivains exemplaires. Cependant le prestige de l'habit vert demeure inestimable et unique dans une société ci- vilisée où il importe moins à'être que de paraître. Ceux qui affectent d'en faire fi ne sont que des renards gascons ou normands.

Pour moi, je le déclare sans le moindre embar- ras, je serais très content d'avoir 1' « immorta- lité » académique : non point qu'elle pût me garan- tir une vie posthume de quinze mois seulement ; mais la faveur publique étant une convention, et l'opinion que le monde a des choses ayant plus de poids aujourd'hui, demain et toujours, que les choses elles-mêmes, il me serait bien doux et extrêmement avantageux d'être « immortel » d'a- bord pendant ma vie.

La gloire à venir peut compenser, en pure doc- trine classique, l'obscurité présente; mais rien n'est moins solidement fondé que cet espoir, et les suc- cès du jour resteront, quoi qu'on dise, le gage le plus sûr du succès d'après-demain.

Buffon a dit que la gloire des inventions et des découvertes court le risque de nous être volée, parce que ces choses, étant « hors de l'homme », peuvent être transportées aisément d'un individu à un autre, mais que le style est inaliénable, étant

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« l'homme lui-même ». Est-ce parce que j'ai ou prétends avoir un style que la gloire du nom me serait chère ? Peut-être. Le style est une signature. Celui qui signe entend bien dire : « Voici mon œuvre. Elle est de moi, elle est à moi. »

La gloire de Henri Monod pouvait lui être volée : elle l'a été. C'est à lui que la troisième République doit les lois de 1893, de 1904 et de 1905, par lesquelles furent organisés les services divers de l'Assistance publique : l'ingratitude du pays et du gouvernement lui a enlevé l'honneur de cette initiative; son nom n'est jamais prononcé; des ministres ont combattu au Parlement les idées qu'il y défendait et qui ont triomphé de leur résis- tance. Après quoi, la victoire gagnée malgré eux, ils s'en sont attribué le mérite.

« Que veux-tu que cela me fasse? » m'écrit Henri Monod. Une peine énorme, selon moi, une peine inconsolable, puisqu'elle lui a porté le coup dont il est mort. Non, décidément, il m'est impossible d'accepter comme l'expression véridi- que d'un sentiment sincère et naturel la prétention que de grands méconnus ont fièrement affichée d'être indifférents à l'injuste oubli des hommes. Ils peuvent être ou se croire de très bonne foi; mais leur analyse intérieure est fausse et les trompe entièrement sur eux-mêmes. Ils prennent pour une réelle insensibilité l'ambition stoïque de rester supérieurs à ce qui les fait souffrir et mourir.

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Savoir qu'on a soigné des multitudes de malades pauvres, amélioré le sort de mille et mille enfants assistés, secouru des vieillards et des incurables, c'est assurément une joie divine; mais par quelle paradoxale confusion des ordres de sentiments et d'idées les plus hétérogènes mêle-t-on ici la ques- tion personnelle de l'immortalité à cette satisfac- tion morale? Si le succès d'une grande et bonne œuvre d'où notre nom a disparu parce qu'on nous l'a \>olée, peut nous réjouir encore par un senti- ment très généreux et très général d'humanité, cette joie est trop radicalement différente de celle d'avoir gravé sur la pierre d'un monument ou dans des institutions durables un nom indestruc- tible, pour qu'il soit permis de voir dans la meil- leure, dans la moins égoïste de ces deux joies, une fleur de la même tige, plus noble seulement.

Les classiques, avant de s'endormir du sommeil de l'éternité, voulaient pouvoir se dire et dire à tout l'univers : Eocegi monamentum. Mais l'idée d'un monument anonyme, d'une gloire imperson- nelle, n'eût été pour eux que contradiction et non-sens. Leur esprit juste et sain, leur logique judicieuse n'aurait jamais jugé suffisante, dans l'ordre militaire ou social comme dans l'ordre lit- téraire, — s'ils avaient pu la concevoir, une immortalité de l'œuvre, dont celle du nom n'eût point fait essentiellement partie. Dans tous les ordres, en dernière analyse, l'immortalité as-

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pire le fondateur d'institutions philanthropiques, aussi bien que le créateur d'un chef-d'œuvre de l'art, est l'immortalité nominale.

Sans que Henri Monod, trop modeste ou trop fier, osât se l'avouer, une seule chose au fond le consolait : l'espérance qu'un jour un historien de la troisième République française, juste et bien informé, rendrait enfin à son nom l'honneur qui lui est dû.

L'écrivain méconnu conserve en expirant une lueur d'espoir. Ses œuvres, il est vrai, ne vivent pas, et rien absolument ne lui garantit qu'elles naîtront un jour à la vie, puisque la vie du plus grand chef-d'œuvre même ne consiste point dans sa valeur objective, mais dans l'estime convention- nelle qu'en font les femmes et les hommes et dans les entretiens du monde à son sujet. A la con- vention du silence et de l'oubli, si l'auteur vivant n'a pas su l'empêcher de s'établir, com- ment et pourquoi une convention contraire se substituerait-elle après sa mort? Rien n'est plus improbable. On ne peut faire fond sur cette invraisemblance crue si l'on est assez naïf, assez mal instruit de l'histoire des réputations littéraires pour se Cgurer qu'une œuvre a en elle-même la condition suffisante de sa vie et de sa gloire. Longtemps on a cru cette sottise. Bien des gens y croient encore et répètent que la postérité répare sûrement toutes les erreurs de la critique,

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par une sorte de nécessité qui serait dans les choses. Les choses n'ont pas cette puissance, avant moins de réalité que les idées : seule importe, seule compte, seule existe l'opinion qu'on en a.

Mais sans faire d'exagération inutile, il faut ac- corder que les jugements convenus ont dans la réa- lité un certain fondement. Une œuvre digne de vivre, qui n'est jamais sortie du séjour des ombres, garde en elle une possibilité permanente de vie. Il reste donc toujours une vague espérance, et cette lueur suffit pour qu'il soit permis au sage de nour- rir en secret la chère illusion qui maintient l'âme sereine, et de partir en souriant.

CHAPITRE III Idées nouvelles de l'Esthétique.

Décembre 1912.

M. Charles Lalo, docteur es lettres, professeur de philosophie au lycée de Bordeaux, entreprend à son tour de constituer en science l'esthétique1, de réduire à des règles certaines les exercices de la cri- tique d'art et de la critique littéraire. La tentative n'est point nouvelle; mais elle a pris un aspect assez nouveau qui la remet à l'ordre du jour et elle se présente avec des chances un peu plus sérieuses de succès, depuis que l'idée de science a été renou- velée par les philosophes et par les savants eux- mêmes.

Trois doctrines absolues, contraires et irrécon- ciliables, divisaient autrefois et n'ont pas cessé de diviser les ouvriers comme les théoriciens de la critique.

1. Introduction à l'Esthétique. Les Sentiments esthétiques. L'Esthétique expérimentale contemporaine. Esquisse d'une Esthétique musicale scientifique.

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On a commencé par croire à un certain type de beauté artistique ou littéraire souverainement et immuablement imposé aux artistes et aux écri- vains. Puis, le jour l'on s'est aperçu que cette idée consacrée du beau ne pouvait pas justifier ses titres au culte des fidèles, étant arbitraire et sujette à de continuelles variations en dépit de sa préten- due éternité, on Ta reléguée au rang des choses de sentiment ou de foi, hors du domaine de la science, on a cherché la certitude ailleurs et on a cru la trouver dans les faits concrets et solides de l'his- toire. Une autre école s'est fortement établie alors qui restitue à la critique littéraire sa valeur scien- tifique par la suppression du grand risque d'erreur que lui faisait courir sa liberté aventureuse déjuger.

C'était encore une illusion. Aucun critique ne peut s'abstenir de juger sans sortir de sa définition même, sans renier sa raison d'être. Et c'est pour- quoi ils jugent tous. Mais quelques-uns, se sen- tant mal à leur aise dans l'exercice de ce droit contesté., s'en privent volontairement tant qu'ils peuvent ; ils s'efforcent de restreindre la part de la critique littéraire proprement dite au profit de l'histoire générale et locale, de l'ethnographie, de la biographie, de la géographie, de la statistique et de tout ce qu'il peut y avoir de science positive mêlée à l'appréciation esthétique des œuvres et des auteurs.

Enfin, la troisième doctrine intransigeante éman-

IDÉES NOUVELLES DE L'ESTHÉTIQUE 43

cipe entièrement le jugement individuel soustrait au double joug du savoir positif dune part, d'autre part, des règles et des exemples qui firent autorité. A ses risques et périls le critique déclare son goût librement, compensant l'absence anarchique de méthode par un luxe d'idées, de talent, de style et d'esprit qui devient une condition essentielle de ce genre littéraire et fait, de la critique d'art, une province de Vart.

Mais les érudits méprisent profondément cette forme hybride du travail intellectuel qui n'est pas franchement de l'art et qui n'est pas non plus une contribution à la science. Ils n'admettent pas plus l'éloquence ou l'imagination inventive en critique qu'ils n'admettraient la poésie dans un traité d'his- toire naturelle ou de droit comparé. Les ama- teurs, de leur côté, détestent l'importune préten- tion de soumettre à une stricte discipline leur promenade si amusante à travers la littérature, et les impressions variées de ce libre voyage. Ils re- grettent le temps où, « quand on lisait un livre, on n'y mettait pas tant de façons » ; l'on n'était pas « toujours sur les épines, prenant garde à chaque pas, se questionnant sans cesse, se deman- dant si c'est le bon texte, si l'auteur qu'on y goûte a été fidèle à sa nature et à sa race, et mille autres questions qui gâtent le plaisir1 ».

1. Sainte-Beuve, Xouveaux lundis, t. IX, citation de M. Lalo.

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La pensée à la fois originale et très sage de M. Charles Lalo est d'avoir voulu persuader aux sceptiques d'une part, d'autre part aux doctrinaires de l'absolu, que la libre critique si l'on entend par liberté autre chose que caprice, désordre, fan- taisie et absence de toute loi peut vivre en par- faite harmonie avec la science convenablement en- tendue aussi.

La pseudo-science est naturellement plus or- gueilleuse que la vraie. Rien de plus roide que les esprits qui, ayant reçu d'abord une culture litté- raire, afîectent soudain les prétentions et les for- mules scientifiques. On se rappelle de quel ton rogue Zola professait les dogmes du naturalisme. Avant que l'expérience eût appris à Taine vieillis- sant les faits qui limitent ou tempèrent sa doctrine, il soutenait ses théories juvéniles avec une superbe assurance, il avait fondé sur le déterminisme un édifice de critique et d'histoire que des contradic- tions intérieures ébranlèrent bientôt et auraient ruiné sur-le-champ, si de prudentes atténuations ne l'avaient pas sauvé d'une chute immédiate.

L'imagination effrayée d'un bachelier es lettres grossit la science démesurément et s'en fait une idée superstitieuse. Pourquoi répugnons-nous tant, nous autres purs lettrés, aux efforts des philo- sophes qui veulent organiser scientifiquement la critique littéraire? C'est, pense M. Lalo, parce que nous prêtons à la science une rigueur et une exi-

IDÉES NOUVELLES DE L'ESTHÉTIQUE 45

gence un peu trop terribles, et il se pourrait bien que ce jeune maitre eût raison en partie contre notre préjugé.

J'écrivais naguère dans un sens diamétralement opposé à celui de M. Lalo :

Le droit le plus précieux du critique est le droit à V erreur y c'est-à-dire la liberté. Il ne faut pas qu'il se défasse de ce beau et dangereux présent, par une nou- velle et toujours vaine tentative de réduire la critique littéraire en science. La critique est un art, au service duquel toute la science du monde est appelée; mais elle est si peu une science qu'elle ne possède pas même une méthode ayant des règles sûres pour la garantir de Terreur1.

Il est possible, il est probable même, écrit de son côté M. Faguet, que la critique est. comme toutes les sciences qui s'appliquent à l'humanité, une science tou- jours en partie conjecturale, c'est-à-dire un savoir plutôt qu'une science, une connaissance incomplète qui est mêlée d'art et de science; qui sait jusqu'à un cer- tain point; ensuite a des intuitions; ensuite suppose; ensuite imagine; et enfin est destinée à se rapprocher toujours de la science sans l'atteindre jamais2.

Les vrais savants, écoutés dans leurs propres écrits, sont moins exigeants en matière de vérité que les lettrés frottés d'une science superficielle. Rien n'est plus loin de leurs rêves que l'infaillibi-

\. Des réputations littéraires, IIe série (1901), p. 135. 2. Chapitre sur la critique dans Y Histoire de la langue et de la littérature française de Petit de Julleville.

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lité doctrinale. Ils acceptent humblement cette constante menace d'erreur qu'il peut sembler para- doxal d'ériger en précieux privilège, mais il est élémentaire de voir et d'apprécier la condition de toute activité libre.

Voici, par exemple, Henri Poincaré qui ne paraît pas absolument sûr que la terre tourne, que l'éther existe, que les lois physiques et les vérités mathé- matiques soient réelles et indépendantes de l'esprit qui les conçoit, mais qui dit simplement qu'il est « plus commode » pour nos calculs, de supposer que la terre tourne, et que c'est pourquoi nous le croyons1.

M. Duhem avoue le caractère provisoire des lois physiques et nous explique ce que nous devons entendre par :

Non point qu'une loi de physique soit vraie pendant un certain temps et fausse ensuite, car elle n'est à aucun moment ni vraie ni fausse; elle est provisoire, parce qu'elle représente les faits auxquels elle s'applique avec une approximation que les physiciens jugent ac- tuellement suffisante, mais qui cessera un jour de les satisfaire... De toutes les lois de la physique, la mieux vérifiée par ses innombrables conséquences est assuré- ment la loi de l'attraction universelle ; les observations les plus précises sur les mouvements des astres n'ont pu, jusqu'ici, la mettre en défaut. Est-ce, cependant,

1. La. valeur de la science, p. 9. 2o0 ; La science et l'hypo- thèse, p. 141, 24o, etc.

IDÉES .NOUVELLES DE l' ESTHÉTIQUE 47

une loi définitive? Non pas, mais une loi provisoire, qui doit se modifier et se compléter sans cesse pour se

mettre d'accord avec l'expérience L'histoire de la

science rappelle au physicien que les plus séduisants systèmes ne sont que des représentations provisoires et non des explications définitives1.

Au temps d'Auguste Comte, de Littré, de Taine, de Renan, de Berthelot, savants et philosophes avaient une foi entière en la science tant mathéma- tique que positive. Et foi est bien le mot propre; car cette nouvelle religion faisait revivre la fer- veur, l'enthousiasme, voire l'intolérance et l'ex- clusivisme des siècles de foi. Elle n'admettait point qu'on suivît, dans la recherche de la vérité, une autre méthode que sa méthode géométrique et rec- tiligne, ni qu'il fût possible à un esprit en posses- sion de toute sa santé d'aboutir à d'autres conclu- sions que les siennes. La science n'était pas une religion seulement, elle remplaçait les religions, elle devenait la religion, seule vraie, complète, définitive, suffisante à tous nos besoins. Le soleil s'est levé : disparaissez, clartés obscures, images incertaines et trompeuses de la vérité !

Comme toutes les idoles, la Science, après avoir été adorée au xixe siècle avec une superstition

1. La théorie physique, p. 281, 2SS, 444.

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aveugle qui succédait au culte fanatique aussi du xvine siècle pour la Raison, s'est vue un jour sou- mise à la vérification de ses pouvoirs et de son autorité.

Le xxe siècle l'élève encore à bon droit au som- met de l'activité humaine; mais il ose la mettre en question, il la juge, il ne la divinise plus. Les temps prédits par Ravaisson, dans son célèbre rapport de 1867, sont arrivés; nous assistons à l'épanouisse- ment du germe que ce métaphysicien voyait poindre et qu'il saluait sous les noms de « réalisme ou posi- tivisme spiritualiste ».

Quel est le sens de ces mots? Ils signifient que la méthode du sage ami de la vérité doit rester toujours l'observation et l'expérience, mais l'obser- vation et l'expérience intégrale, c'est-à-dire celle qui interroge et utilise tous les moyens de connaître mis au service de l'intelligence par la grande nature extérieure et par notre nature humaine. La faveur publique va aujourd'hui aux doctrines qui relèvent, contre le mécanisme de la matière, la primauté et la liberté de l'activité spirituelle.

Le philosophe à la mode est Henri Bergson. Dans l'excès d'admiration qu'il inspire aux profanes plus encore qu'aux initiés, on peut voir la répétition du curieux spectacle que nous donnèrent, il y a cin- quante ans, les maîtres intellectuels de l'époque et leurs disciples enthousiastes : je veux dire l'in- fluence réciproque d'un penseur de génie sur ses

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contemporains et de ceux-ci, à leur tour, sur lui1. M. Bergson n'était pas, dès son premier dessein, le saint Jean-Baptiste du nouvel évangile que des disciples trop pressés ont cru lire dans son texte ; ceux-ci l'ont passionnément interprété dans le sens du néo-spiritualisme qui revenait à l'ordre du jour, et cette glose n'a point déplu à l'éloquent apôtre, philosophe sensible au doux bruit des louanges. Alors, sans altérer le fond de sa doctrine, il s'est soigneusement appliqué à mettre ses écrits de plus en plus d'accord avec les tendances du siècle.

Dans une lettre qu'on a publiée, après avoir dégagé de son Essai sur les données immédiates de la conscience « le fait de la liberté », qui s'y trouve effectivement; de Matière et mémoire. « la réalité de l'esprit », qu'on peut aussi y toucher du doigt, il ajoute (ce qui est beaucoup plus douteux) que Y Evolution créatrice présente « la création comme un fait », et il conclut : « De tout cela se dégage nettement l'idée d'un Dieu créateur et libre, géné- rateur à la fois de la matière et de la vie, et dont l'effort de création se continue, du côté de la vie, par l'évolution des espèces et par la constitution des personnalités humaines2. »

1. Voyez, sur ce phénomène en partie double, Paulhan, Le nouveau mysticisme, p. 9, et ma deuxième série d'essais sur les Réputations littéraires, p. 81 à 89.

2. Lettre au P. de Touquédec, publiée d'abord dans les Etudes du 20 février 1912, puis dans les Annales de philosophie

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Voilà ce que M. Bergson a finalement découvert dans ses propres écrits, et si cette dernière affirma- tion ne va pas tout à fait jusqu'à les contredire, il est visible qu'elle les dépasse fort; il paraît trop probable qu'en s'ex primant de la sorte le maître de l'heure a inconsciemment cédé au désir de récom- penser et d'encourager les artisans de sa gloire.

La philosophie bergsonienne a élargi et assoupli l'idée de la science en y introduisant des instru- ments de vérité assez nouveaux, l'intuition, l'instinct, la synthèse immédiate, qu'on aurait plutôt écartés autrefois comme des outils d'erreur. Elle ne regarde plus comme bonne uniquement et par excellence, comme applicable à toute chose et en tout lieu, la vieille méthode aristotélique et car- tésienne du discoui'S qui analyse tout et fait la lumière pas à pas. Le besoin d'ordre et de clarté, dominant dans les esprits géométriques, paraît à son ardeur impatiente le signe d'une certaine étroi- tesse intellectuelle et de l'impuissance du cerveau à embrasser des ensembles. Elle est poésie essen- tiellement, cette philosophie primesautière ; volon- tiers elle prendrait pour sa devise l'épigraphe que M. Henri Dussauze a donnée à son traité d'esthé- tique : « La poésie, plus large et non moins vraie que la philosophie » Elle aime la pénombre et

chrétienne de mars, et enfin dans le volume de M. Le Roy, Une philosophie nouvelle : Henri Bergson, p. 202.

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n'est point ennemie du mysticisme religieux. Elle vit en commerce familier avec l'art ; le langage poé- tique lui est naturel, et le professeur Bergson, son grand prophète, est conséquent avec ses principes en voyant dans le style métaphorique, pourvu qu'il soit une création originale, l'idiome éminemment propre à traduire la pensée d'un vrai philosophe. Et désormais quelle raison la critique littéraire aurait-elle de craindre et de fuir la science, depuis que la science, délivrée de sa roideur et de sa hau- teur, humanisée, ouverte, aimable, souriante, fait à toutes les formes de la vie, à tous les aspects du beau, à tous les visages de la vérité, à la poésie, à l'histoire, au langage, aux faits, aux sentiments, aux idées, un accueil si hospitalier?

Voilà donc le dernier mot de la science : il n'est pas certain que la terre tourne ; il est seulement « plus commode de supposer qu'elle tourne » . Car à cette hypothèse, depuis deux siècles et demi, tous les savants conforment leurs calculs et leurs rai- sonnements, tous les gens du inonde, ignorants ou instruits, leurs entretiens frivoles ou sérieux. S'il plaisait à un original de donner une autre explica- tion des phénomènes que la rotation de la terre paraît expliquer, il aurait de la peine à la faire admettre; mais le jour elle serait généralement acceptée,, elle deviendrait vraie.

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« C'est une illusion, disait-on naguère dans une séance de la Société française de philosophie1, de croire que du temps d'Archélaos ou de Pythagore déjà, comme au temps de Copernic, la rotation de la terre autour du soleil était plus vraie que le système de Ptolémée. Si nous le croyons, c'est que nous projetons dans le passé nos connaissances actuelles et séparons, par une abstraction toute verbale, une idée de l'état d'esprit elle prit naissance et qui seul lui donnait un sens déterminé. Du temps de Pythagore, le mouvement de la terre n'avait qu'une prétention à la vérité [daim) ; il n'était pas une vérité au sens d'opinion justifiée {validity), et le système de Ptolémée, en tant que plus conforme aux observations alors connues ou au système d'idées dominant, était plus près alors d'être justifié, plus près d'être pensé et d'agir comme vérité. »

Nous n'avons pas d'autre garantie , selon H . Poin- caré, de la réalité objective des lois de la nature que le consentement des hommes ; et ce consente- ment est relatif, il n'a point l'éternité, il n'a point l'universalité des choses absolues.

Quelle que soit, dans Tordre scientifique, la vérité de ce paradoxe si saisissant en tout cas, si riche en conséquences pour tout esprit capable de pensée et

1. Voyez Revue de Métaphysique et de Morale, janvier et mai 1908.

IDÉES NOUVELLES DE L'ESTHÉTIQUE 53

de réflexion, il faut l'accepter sans réserve dans Tordre esthétique et littéraire, il a les suites les plus considérables.

Ici tout est convenu, tout est subjectif, tout est relatif; l'opinion du monde fait seule le prix des choses; il n'y a point d'autre garantie du beau et du vrai que le suffrage universel. Cet idéalisme radical n'est pas contraire à une notion raisonnable de la science; il ne contrarie que la prétention d'attribuer aux jugements esthétiques une valeur absolue et une autorité objective.

Par des raisons assez convaincantes, M. Lalo sou- tient, contre l'esthéticien allemand Fechner, qu'il n'est point vrai qu'un objet soit à la mode parce qu'il est agréable, et beaucoup plus vrai, au con- traire, de dire qu'il est agréable parce qu'il est à la mode. Allons plus loin. Admirons-nous une chose parce qu'elle est belle, ou nous paraît-elle belle parce qu'on l'admire? La Bruyère a pertinem- ment répondu : « Nous louons ce qui est loué bien plus que ce qui est louable. » Mais il n'a pas tiré de cette remarque féconde les conséquences qu'elle contient. Elle fournit à la critique littéraire la vérité purement contingente, sans doute, mais positive et solide, sur laquelle seule elle peut fonder l'espoir de se constituer en science. Croire que nous admirons une chose parce quelle est belle, ce serait implicitement affirmer la préexistence d'un type normal du beau, extérieur et supérieur

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au jugement des hommes, c'est-à-dire réintégrer dans la critique la chimère de l'absolu et rouvrir la porte à tout le verbalisme des poétiques et des rhétoriques surannées.

Cependant la déroute définitive du fantôme de l'absolu ne livre pas la critique à l'arbitraire et à la fantaisie du jugement individuel lâché en liberté dans l'erreur. Les idées platoniciennes ont dis- paru; « la notion d'une essence immuable du beau, d'un archétype immobile et suprasensible, préexis- tant à toute réalisation concrète de la beauté », s'est évanouie ; mais les lois, qui ne sont que le rapport nécessaire des faits, les lois demeurent avec l'au- torité qu'elles empruntent non plus à de vagues abstractions, mais aux réalités historiques. L'ac- quisition vraiment neuve de la science esthétique nouvelle, c'est d'avoir installé le relatif dans la notion du beau, non point pour remplacer par l'his- toire seule la critique dépossédée, à la suite de l'école qui se réclame de Taine un peu abusive- ment, — mais pour éclairer de toutes les lumières de l'histoire la critique restée maîtresse en son propre domaine.

Comment les jugements de la critique litté- raire, sans dégénérer en simples constatations des faits, sans perdre leur caractère essentiel d'être des jugements, reçoivent-ils de l'histoire le degré

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relatif de certitude qui appartient à la science ? Un exemple va le faire comprendre.

Les poètes primitifs Homère, pour nommer le plus grand ont une façon d'écrire qui leur est naturelle et qui étonne notre goût, soit pour le choquer, soit pour le charmer par l'agréable sur- prise d'un contraste. Du temps l'on croyait à un bon goût normatif qui n'a jamais pu justifier ses droits, d'honnêtes gens avaient honte de voir Homère appeler par leurs noms le cochon ou l'âne, et s'ils étaient du parti des anciens, ils disaient, pour excuser l'auteur, que ces mots étaient « nobles en grec ». Ensuite on s'est mis à raffoler, au con- traire, de la naïveté et de la barbarie et on les a tellement admirées qu'on a voulu les imiter. Mais on n'a pas compris d'abord que ces choses ne sont point belles en soi: elles sont belles à leur place, comme un hippopotame est beau glissant entre les roseaux sur le Nil, comme on pourrait admirer des singes jouant en liberté dans une forêt équatoriale. La simplicité d'un style descriptif qui se contente de dire que les vaisseaux des combattants étaient « creux », ou que les Achéens avaient « de belles cnémides », ravit le lecteur de Y Iliade; elle serait une grande pauvreté dans un roman moderne.

Un étrange accident de l'histoire littéraire vint un jour révéler aux gens de lettres abasourdis à quel point la beauté poétique est chose relative : c'est l'aventure du faux Ossian.

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Le monde avait porté aux nues de très bonne foi les poèmes si originaux, semblait-il, si beaux à leur manière dans leur crépusculaire pénombre, du barde qu'on prenait pour l'Homère de l'Ecosse. Quand il fut prouvé qu'il n'était qu'un mystifica- teur, on fut extrêmement déconcerté; on ne voulut plus croire à des règles capables de diriger le juge- ment critique, et l'on tomba dans un scepticisme absolu. On disait, non sans apparence de vérité : a Si nous admirions Ossian hier, c'est sans doute qu'il est admirable; parce qu'aujourd'hui Ton dé- couvre que son nom est Mac-Pherson, est-ce une raison pour que nous ne l'admirions plus? »

Oui, c'était une raison; mais il a fallu du temps pour le comprendre. Anatole France ne voit encore, dans cette humiliante bévue de la cri- tique, qu'un thème à railleries sur la vanité des jugements humains en général, des juge- ments esthétiques en l'espèce. Renan, plus grave, avoue que « la difficulté l'arrêta longtemps » ; ce qui l'a enfin tiré de peine, ce fut de décou- vrir que « la beauté n'est pas intrinsèque ». Il nous a clairement fait voir, dans son profond ouvrage L'avenir de la science, comment la chute soudaine qui précipita Ossian, des sommets poétiques il trônait avec Homère, dans un néant littéraire complet, est une chose parfai- tement raisonnable et juste; on cesse de s'en amuser, on la prend au sérieux dès qu'on a

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bien compris que le beau n'est pas une qualité purement intérieure à l'œuvre qu'on admire et capable par conséquent de subsister dans l'iso- lement de cette œuvre considérée en soi, mais que le beau dépend beaucoup des circonstances. Pour qu'Ossian soit beau, il faut qu'il soit authen- tique, c'est-à-dire spontané, c'est-à-dire primitif : cette condition première fait partie intégrante et indispensable d'une beauté qui n'est point une chose absolue, mais un rapport, et « la vraie admi- ration est historique ». Loin d'être une singularité absurde, la cruelle leçon donnée au monde lettré par l'aventure des faux poèmes celtiques est donc très significative et très instructive. « Les poèmes d'Ossian, écrit judicieusement M. Lalo, étaient et devaient paraître beaux tant qu'on les supposait authentiques, c'est-à-dire revêtus de l'estampille sociale que donne l'autorité de l'histoire et une longue approbation collective. »

La faillibilité de la critique littéraire l'a fort dis- créditée. Il lui devenait bien difficile, après tant et de si graves erreurs, de soutenir sa prétention d'être une science... à moins d'inaugurer de la science une idée toute nouvelle.

Je n'ai jamais cru que les jugements, même consacrés par les siècles, trouvent dans cette consécration une garantie de leur vérité objec-

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tive, ou plutôt je suis très fermement persuadé, contre la niaiserie orthodoxe d'une postérité infaillible, qu'il y en a beaucoup d'injustes et de faux; mais le consentement général des hommes confère à Terreur une vérité relative, qu'il est permis de trouver plus probable que les rectifications hasardeuses du sens individuel et qui est, en tout cas, « plus commode », j'en- tends d'un usage plus pratique, plus facile et plus sûr.

L'anarchie du sens propre est pleine de périls : le suffrage universel est de tout repos ; si son autorité nous trompe, qu'importe à notre sécu- rité? n'est-ce pas une chose entièrement rassu- rante d'errer en nombreuse compagnie? Mais si c'est moi, chétif, qui ose seul avoir raison contre tous, il m'est impossible d'en fournir une preuve convaincante. Contre l'unanimité, contre la majorité, je ne puis faire valoir que mon impres- sion, je dirai, si on le préfère, ma conviction per- sonnelle. La science tire un parti utile des jugements convenus, lors même qu'ils sont les plus faux du monde ; elle n'a rien à faire de mon sentiment particulier.

J.-J. "YYeiss estimait que le duc de Rohan, orateur, homme d'Etat et capitaine français, qui vécut de 1579 à 1638, est « le plus grand capitaine, le plus grand politique et le plus grand orateur de la France ». C'est possible. J'ai

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moi-même écrit un gros livre1 pour établir qu'Adolphe Monod fut le plus éloquent de tous les prédicateurs français, Bossue t seul excepté. On n'a sérieusement examiné ni le jugement de Weiss ni le mien ; on a haussé les épaules et nous en avons été pour nos frais.

La fin de non-recevoir opposée à ces paradoxes de la critique s'explique par des raisons diverses que je crois avoir assez complètement analysées dans ma seconde série d'études sur les Réputa- tions littéraires ; mais la principale raison consiste dans ce fait que la vitalité des chefs-d'œuvre d'un orateur tel qu'Adolphe Monod ri est pas constituée essentiellement par leur valeur intrin- sèque.

Certes il n'y a rien de plus émouvant ni de plus sublime que l'apostrophe à la femme tombée, dans le deuxième discours de Monod sur la femme ; rien de plus original et de plus profond que le ser- mon sur le meurtre ; rien d'une plus grave beauté que le pur chef-d'œuvre intitulé Danse et mar- tyre ; rien de plus pathétique et de plus terrible que le sermon sur la « Misère du chrétien incon- verti », dont Michelet disait : « Ceux qui l'ont entendu en tremblent encore. » Cherchez ce qu'il y a de plus admirable dans Bourdaloue, dans Massillon, dans Saurin : l'éclatante supériorité de

1. La. grande prédication chrétienne en France. Bossuet, Adolphe Monod, 1897.

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pareilles pages sur les plus célèbres spécimens de ces prédicateurs classiques frappera tous les veux avec une triste et comique évidence. Cepen- dant il est devenu à jamais impossible que l'injus- tice des hommes soit ici réparée : pourquoi? parce que les plus beaux chefs-d'œuvre réduits à eux- mêmes ne suffisent point; parce qu'Adolphe Monod n'a pas eu la chance d'entrer un jour dans l'his- toire, au moins par une anecdote mémorable; parce que il faut bien l'avouer il n'a pas eu d'influence et d'action sur la marche de son siècle, et que, dès lors, si grand orateur qu'il fût, il n'est pas un grand homme.

La superstition de la chose imprimée ou manus- crite, si commune a toute la gent littéraire, est invétérée; même ceux que leurs études, l'expé- rience et la réflexion devraient avoir éclairés sur les conditions de la vie sont assez naïfs pour con- tinuer de croire à la valeur suffisante d'un bon livre, pour cette raison seulement qu'il existe sui' le papier. Us disent qu'il possède la vie en puis- sance, sinon encore en acte; que, puisqu'il est bon, il peut tranquillement attendre la « justice infaillible de la postérité », et ils se reposent sur

cette belle assurance Ah! mon pauvre homme,

si tu n'as à compter, pour que ton œuvre vive ou ressuscite, que sur la valeur qu'elle possède en soi, tu attendras longtemps

IDÉES NOUVELLES DE l'eSTHÉTLQUE 61

Ce n'est point la réelle précellence des œuvres les plus vantées qui les maintient au premier rang', c'est une convention, c'est un préjugé; mais cette convention est toute-puissante, ce préjugé est in- vincible.

L'accord des esprits sur ce qui peut d'ailleurs n'être qu'un mensonge constitue toute la quantité de certitude nécessaire à la critique d'art ou de littérature pour s'organiser en science. Comment le sentiment général, qui est en physique la seule vérité, ne le serait-il pas aussi dans l'ordre esthé- tique, et à bien plus forte raison? Quand la réa- lité objective des lois de la nature n'a pas d'autre garantie que le consentement des hommes, qui osera encore parler en art de beautés essentielles ?

En l'absence de toute rôgle extérieure et nor- mative du beau, le monde des lettres serait livré à l'anarchie, si l'utilité primordiale d'une éduca- tion littéraire de la jeunesse n'avait pas exigé de bonne heure l'institution d'une discipline ou d'une police. C'est pour répondre à un besoin élémentaire de pédagogie et d'ordre social qu'a été établi le culte des classiques. Prenons ce mot en son sens le plus enfantin : il faut entendre livres de classe. Un certain bon goût assez arbitraire, fort peu «. scientifique », a fait choix d'une galerie de mo- dèles d'abord parmi les anciens, puis parmi ceux

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des modernes qui, en imitant librement ces maîtres, ont su le mieux conserver à la fois leur tradition et l'élargir. On a généralement donné la préfé- rence à des auteurs exemplaires, mais moyens, recommandables par des perfections plutôt néga- tives, sans graves défauts comme sans rares qua- lités, aux Bourdaloue, aux Massillon, à d'autres excellents auteurs qu'il faut grandement estimer et honorer; mais qui n'ont rien de transcendant ni d'extraordinaire. Et l'on a gardé fidèlement leur culte, parce que ce culte est très utile, parce qu'il est infiniment « plus commode » de le conti- nuer que de risquer des changements téméraires, de renverser les anciens autels et d'introniser de nouveaux dieux.

Allez donc bouleverser des études consacrées par un long usage, des méthodes qui ont rendu tant de services, et les habitudes de plusieurs siècles! Ce n'est pas le libre examen qui les con- serve et les perpétue, c'est la tradition, c'est l'autorité, c'est la routine dans ce qu'elle a de plus servile et de plus aveugle, et voilà pourquoi elles sont si durables. « Les œuvres que tout le monde admire sont celles que personne n'exa- mine », a dit Anatole France, qui cette fois a parlé très juste et très bien. L'examen qui se croit libre aboutit, d'ailleurs, aux mêmes conclusions que la routine dans les esprits moutonniers de naissance ou d'éducation. Combien d'hommes feignent de

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chercher ce qu'ils ont trouvé d'avance, et surtout ce qu'ils ont reçu et accepté tout fait!

Boileau déclare, dans sa septième Réflexion critique sur Longin : « L'antiquité d'un écrivain n'est pas un titre certain de son mérite ; mais l'antique et constante admiration qu'on a toujours eue pour ses ouvrages est une preuve sûre et in- faillible qu'on les doit admirer. » Taine, mieux averti, se borne à dire, dans sa Philosophie de lart, que, « lorsque des juges échelonnés sur toute la ligne des siècles s'accordent en un même arrêt, il est probable que la sentence est vraie »; mais, depuis que nous avons abandonné nos pré- tentions à la certitude, même dans les sciences physiques et mathématiques, ne pouvons-nous pas nous contenter de cette « probabilité » en matière de goût?

Toutes les fois que l'on tente de donner à la critique littéraire les allures d'une méthode scien- tifique, on ne peut guère, si l'on est de bonne foi, échapper aux doutes, aux hésitations, aux à peu près, aux réserves et aux repentirs qui sont le prix dont la sincérité se paie ; et les idées neuves qu'on introduit dans la théorie de la science sont justes peut-être, mais elles sont si contraires à sa définition ancienne que la critique en est toute déroutée, qu'elle retourne bientôt à ses vieux erre- ments et qu'on ne peut plus distinguer son tra- vail nouveau de ses exercices accoutumés. Tant

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il est vrai que l'art, les artistes, les critiques et les esthéticiens ont une instinctive répugnance à rien sacrifier de leur domaine propre, à rien céder d'une liberté qu'ils regardent comme compromise non seulement par les empiétements de la science, mais par ses abandons les plus généreux !

L'Allemand Fechner est l'auteur d'une Intro- duction à l'Esthétique, il expose la méthode d'une esthétique scientifique dite « expérimen- tale ».

M. Lalo, qui a fait de ce singulier ouvrage le sujet de sa thèse latine1, en parle sans trop de dé- faveur ; mais sa consciencieuse analyse n'a réussi à m'y faire voir que des bizarreries plutôt que des idées vraiment originales dans le bon sens du mot. Que penser d'un esthéticien qui, au dix-neuvième siècle, définissait encore la beauté par l'agrément? ou qui croyait utile de prendre les dimensions comparatives des tableaux de genre, des natures mortes, des peintures d'histoire et des paysages dans les vingt-deux principaux musées de l'Eu- rope, puis d'établir les moyennes diverses de ces mesures par de savants calculs logarithmiques?

1. On continue quelquefois à appeler latine, en souvenir du passé, la moins considérable des deux thèses du doctorat es lettres; mais elle n'est plus écrite en latin.

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ou qui a fait cette découverte saugrenue que les femmes du monde préfèrent le blanc pour leur né- gligé du matin et les couleurs pour leurs toilettes de soirée? ou qui gravement observe que, si nous aimons à dire que la lune, For et le vin sont blancs, dorés ou rouges, plutôt que de les appeler jaunes, c'est parce que le jaune terne, « celui de la paille, du sable inculte et des canaris », étant plus répandu dans la nature que le jaune brillant, on a enveloppé la couleur jaune tout entière dans le dédain que le jaune terne mérite seul? Voilà-t- il pas des remarques bien intéressantes !

Un excellent littérateur français, un professeur éminent de la Sorbonne, M. Ernest Lichtenberger, s'est lui-même laissé séduire par la noble ambition de fonder une critique vraiment scientifique et il en a inventé une qu'il appelle « impersonnelle », qu'on pourrait aussi bien nommer objective ou encore, comme Fechner, expérimentale. Il en a fait l'application au Faust de Goethe, après avoir passé sa vie à étudier le chef-d'œuvre et nous avoir donné les plus admirables travaux personnels que le clair génie de la France filtrant la profonde pensée de l'Allemagne ait produits sur ce grand sujet.

La méthode consiste à rassembler et à résumer toutes les opinions exprimées sur une œuvre d'art par le plus grand nombre possible d'êtres humains et a se faire ainsi le « rapporteur de l'humanité ».

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Dans une page interminablement longue à dessein, l'auteur énumère les sexes, les âges, les nationalités, les religions, les partis politiques, les classes, les professions, les tempéraments, les cultures, « toutes les tendances essentielles de l'esprit humain », qui devraient être représentées dans un rapport de ce genre, et encore ne prétend-il donner qu'un faible aperçu des données innombrables dont il serait à souhaiter que le statisticien pût faire la synthèse.

J'ai perdu le droit de dire que le principe de cette méthode est faux, depuis que nous avons reconnu que la vérité en critique littéraire est une con- vention et que l'accord des esprits, c'est-à-dire le suffrage universel ou général, la fonde. Mais, que l'idée soit juste ou fausse, l'exécution en est... tranchons le mot, si ennuyeuse, que, plutôt que de me condamner à cette fastidieuse besogne, j'aime- rais mieux me convertir à la vieille orthodoxie classique et retourner à l'antique erreur du beau absolu contemplé immédiatement en soi!

Dans ses deux ouvrages, Science et méthode, La. science et V hypothèse, Henri Poincaré insiste sur la nécessité de faire des choix et de généraliser :

L'expérience est la source unique de la vérité, cela n'est pas contestable.... Mais il ne suffit pas d'observer, il faut se servir de ses observations, et pour cela il faut généraliser.... Les faits nus ne sauraient nous suffire.... Ils vont plus vite que nous, et nous ne saurions les rat- traper; pendant que le savant découvre un fait, il s'en

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produit des milliards de milliards dans un millimètre cube de son corps.... Mais les savants croient qu'il y a une hiérarchie des faits et qu'on peut faire entre eux un choix judicieux; ils ont raison puisque, sans cela, il n'y aurait pas de science et que la science existe.

Les faits, en critique littéraire scientifique telle que la conçoit M. Lichtenberger, ce sont les juge- ments portés sur une œuvre, par exemple, sur le poème de Faust. Quelques-uns sont intéressants, beaucoup plus sont insignifiants ; on est forcé d'y faire des choix et d'y introduire une hiérarchie. Compter les suffrages ne suffît pas, et cette statis- tique est d'ailleurs (je le répète, et que mon cher collègue me pardonne d'insister) le travail le plus ingrat auquel puisse s'astreindre une intelligence que Dieu n'a point créée pour compter les sottises du monde. C'est pourquoi il faut peser les juge- ments, en commençant par éliminer toutes les non- valeurs ; elles sont innombrables comme ces grains de « sable inculte » que Feclmer tout à l'heure pre- nait pour exemple. Songez-y un instant : dans la critique courante de la conversation, de l'enseigne- ment, des livres et des revues, combien rencontre- t-on de jugements vraiment originaux et sincères? Ils ne sont presque tous que des échos se répétant les uns les autres.

Notre auteur n'en disconvient pas. Les juge- ments récoltés par le critique « impersonnel » doivent donc, déclare-t-il, être choisis et être

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typiques. Us sont typiques dans trois cas princi- paux :

D'abord, quand ils représentent la façon de pen- ser d'une grande quantité d'hommes et de femmes. (Un millier d'imbéciles disant tous la même chose, évidemment c'est une force et c'est un docu- ment humain.)

Deuxièmement, quand ils sont rendus par un ou plusieurs « spécialistes » ; ici, dans l'espèce, parles critiques qui ont médité sur la poésie, qui connais- sent l'Allemagne, l'époque de Goethe, le poète et son ouvrage. Mais cela, c'est le train ordinaire de la critique, c'est ce que nous faisons tous; quand nous étudions un sujet avec quelque soin, ne nous informons-nous pas toujours de ce que les per- sonnes les plus compétentes en ont dit?

Enfin, un jugement sera déclaré « typique » s'il est rendu par un personnage célèbre, quelle que soit d'ailleurs sgh incompétence dans la matière dont il s agit. C'est ici la partie la plus neuve sans contredit, mais aussi la plus contestable, de la mé- thode de M. Lichtenberger. En quoi l'opinion de M. Boucicaut, de M. Krupp, ou même celle de Bismarck et d'Edison, sut Faust, peut-elle être une contribution utile à la synthèse cherchée? Quant aux poètes et aux artistes qui se mêlent de faire de la critique, leur ignorance, leur incapacité, leur injus- tice est notoire en dehors de leur étroit horizon, et leurs jugements singuliers ne sont représentatifs

IDÉES NOUVELLES DE INESTHÉTIQUE 69

que d'eux-mêmes. Les paradoxes ils se com- plaisent s écartent trop de l'opinion générale pour constituer autre chose que des curiosités, des monstres. Victor Hugo méprisait Goethe; Tolstoï, qui ne faisait aucun cas de Shakespeare, n'avait probablement pas plus d'estime pour l'auteur de Faust. Donnerez-vous à des jugements pareils de gros coefficients parce qu'ils sont l'aberration du génie ? L'avis d'un homme sensé et instruit a plus de valeur.

Je ne vois donc que les jugements typiques de la deuxième catégorie, ceux des spécialistes, qui comptent et qui pèsent; seulement, leur usage en critique est tout ce qu'il y a de moins neuf. La majorité routinière fait nombre; mais elle n'a que le poids mort de son énorme masse. En résumé, la méthode n'est ni impersonnelle, ni expérimen- tale, ni objective, ni scientifique, parce qu'elle ne peut pas s'empêcher d'employer les moyens person- nels, arbitraires et subjectifs dont la critique lit- téraire s'est toujours servie.

Je relirai les savoureux ouvrages mon docte ami Ernest Lichtenberger a mis son savoir, son esprit, sa sensibilité, sa finesse, ses goûts délicats,

son cœur et son âme Mais je consulterai peu

ses « Essais de critique impersonnelle ».

La seule valeur scientifique que la critique litté-

70 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

raire puisse acquérir, elle la reçoit, en dernière analyse, des historiens instruits et intelligents qui, sans renoncer à l'exercice de leur droit de juger, savent et comprennent bien ce que leurs jugements sur les œuvres d'art ont de relatif.

Entre toutes les relativités, l'influence du milieu social d'abord, sur l'auteur et son œuvre, revêt une importance qu'il paraît impossible d'exagérer. Pourtant on l'exagère, et plus on verse dans ce sens, ôtant à l'individu ce qu'on donne à la collec- tivité, plus grande on fait la part de la science et petite celle de la liberté humaine; mais trop sou- vent la vérité en souffre.

La technique de l'art, suivant une remarque pro- fonde de M. Lalo, est un fait collectif, qui a une his- toire, qui est l'objet d'une véritable obligation dans l'âme de l'élite, douée d'une conscience esthétique, comme le vulgaire Test d'une conscience morale. Cette obligation est même sanctionnée, comme les lois mo- rales, mais d'une autre façon : par l'admiration d'un public, par le succès ou l'insuccès, par la gloire, l'oubli ou le ridicule. Voilà autant de faits sociaux, que l'indi- vidualisme ignore ou méconnaît

Certainement, quelle que fût son ouverture d'esprit, un Athénien formé par la technique an- cienne n'aurait rien vu d'admirable ni dans nos cathédrales gothiques, ni dans nos symphonies richement orchestrées. A l'inverse, notre sens esthétique, si habitué aujourd'hui à toutes les com-

IDÉES NOUVELLES DE L'ESTHÉTIQUE 71

plications qu'il les réclame et demande qu'on ren- chérisse encore, a une certaine peine à retrou ver } par sympathie rétrospective, le goût définitivement perdu de la simplicité antique et attique.

Voilà des faits collectifs, d'où il paraît légitime de conclure qu'il existe un esprit public orienté d'après des lois générales et toujours plus puissant que tous les esprits individuels. Mais la conclusion serait trop prompte; car on peut citer d'autres faits, d'où il semble résulter, au contraire, que la force du courant social est quelquefois inférieure à celle de certains individus d'une exceptionnelle importance.

Si la personne de Malherbe, par exemple, n'était pas tellement considérable qu'on ne puisse très bien concevoir que la réforme littéraire dont l'honneur lui revient aurait pu se faire au besoin sans lui et par la seule activité de son siècle, il n'en est pas de même de Rousseau. L'initiative évidente de ce grand personnage en conflit avec la société contemporaine est la marque authentique de l'homme de génie, et la tâche délicate de la critique littéraire sera ici de faire voir ce qu'il y a eu de nécessaire et d'at- tendu dans l'œuvre du premier de ces auteurs, de spontané et de nouveau dans celle du second, si la critique comprend que, pour être « scientifique », elle doit savoir rester dans la vérité relative. Et cela, M. Lalo Ta compris avec beaucoup de clair- voyance et a su le faire avec une rare liberté des-

72 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

prit, puisqu'il écrit ces lignes bien remarquables sous la plume d'un critique qui veut être un philo- sophe de l'histoire et qui a subi, comme nous tous, la grande influence de Taine :

D'abord, un même milieu comporte toujours plusieurs courants simultanés, et de sens souvent contraires, qu'il importe essentiellement de distinguer avant de leur rattacher une œuvre. Aristophane et Euripide, les Pensées de Pascal et les Contes de La Fontaine, qui sont contemporains, sont sans doute les produits de leur milieu; mais assurément de courants très diffé- rents dans le même milieu. Ensuite, ces courants peuvent être souvent orientés par V artiste, bien loin qu'ils façonnent toujours eux-mêmes l'artiste, comme le croit Taine; c'est Voltaire et Wagner seuls qui ont groupé les Voltairiens et les Wagnériens ; on ne saurait dire que des groupements préexistants dans le public aient suscité ces grands hommes et leurs œuvres1.

11 y a certains faits dont la répétition est si con- stante que la critique peut presque en dégager des lois générales à la manière des sciences naturelles.

Telle est. par exemple, la loi de l'accueil froid et hostile que les hommes font, dans le domaine de

\. Rendons à chacun ce qui lui est dû, c'est une page d'Emile Hennequin, auteur d'un essai de Critique scientifique, que M. Lalo résume ici et endosse. Sur cette question obscure, mais extrêmement intéressante, du rapport entre l'orientation générale de l'esprit public et les initiatives individuelles, je me permets de renvoyer encore une fois le lecteur à mes Réputa- tions littéraires, deuxième série, p. 80 à 94.

IDÉES NOUVELLES DE L'ESTHÉTIQUE 73

l'art, à la plupart des nouveautés. Mais je parle de lois et voici déjà des restrictions : « la plupart », « presque » ; presque tout ce qui est nouveau paraît d'abord laid. Il faut s'y habituer. Alors, quand l'ha- bitude est prise, ce qui devient laid, c'est ce qui la contrarie en prétendant soit restaurer une technique abandonnée, soit instaurer déjà une autre nouveauté encore.

La mode est un engouement conventionnel pour des nouveautés qui, après une première surprise désagréable, plaisent follement, et passent.

Rien n'est beau, rien n'est laid; tout devient beau ou laid par le travail du temps : voilà sans doute une des principales lois de la relativité his- torique. La prétendue immuabilité du beau idéal, tel qu'on le concevait autrefois, est l'instabilité même et un continuel devenir.

La nature demeure le mot d'ordre des écoles suc- cessives; en se contredisant, toutes se piquent, l'une après l'autre, de suivre la nature de plus près, et leur illusion est sincère; car, pas plus ici qu'ailleurs, il n'y a de vérité objective; tout n'est que convention, tout n'est que pure idée. « La manière de voir les arbres, disait un peintre à Victor Cherbuliez, change deux ou trois fois au moins par siècle. »

L'habitude a, d'ailleurs, un double effet con- traire. Nécessaire pour nous apprivoiser aux beau- tés nouvelles, elle peut aussi émousser notre sens

74 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

du beau et nous faire, par lassitude, souhaiter un changement.

De les révolutions du goût, qui sont plus logiques et plus nécessaires qu'on ne pense, étant des faits généraux que la science de l'histoire explique et elle peut découvrir des lois. Mais, dans ces brusques secousses, on n'aperçoit pas du premier coup le lien qui unit le présent au passé: il faut le recul du temps pour le voir. M. Henri Dus- sauze remarque que : « Les écoles les plus révolu- tionnaires ne peuvent échapper à la nécessité de s'appuyer sur les acquisitions antérieures; après tout le fracas fait par les romantiques, quand on compare aujourd'hui leurs œuvres à celles des clas- siques, on voit combien superficielles étaient les différences et combien persistantes les traditions de la poésie française. »

M. Lalo s'est amusé à renvoyer dos à dos les critiques dogmatiques et les critiques impression- nistes, en démontrant aux premiers qu'ils font de la critique personnelle comme les seconds, et aux seconds que ce n'est pas le dogmatisme qui leur fait peur, c'est l'idée fausse qu'ils se sont forgée de la science :

L'impressionnisme a été une réaction moins contre le dogmatisme du goût que contre l'appareil scientifique et érudit du naturalisme moderne. La science est objec- tive : elle est désintéressée dans ses explications. Le dogmatique et l'impressionniste au contraire veulent

IDÉES NOUVELLES DE L'ESTHÉTIQUE 75

essentiellement s'intéresser aux choses qu'ils jugent, se passionner à tout prix. Ils se mettent chacun tout entier dans leurs jugements, et ils ne recherchent rien tant dans la critique que de s'y mettre et de s'y retrouver tout entiers. Seulement pour l'un, le moi est celui du moment, c'est un caprice passager, tout sensible et subjectif, et qui tient à rester tel ; pour l'autre, le moi qui juge est au contraire ce qu'il y a de plus permanent en nous et de plus commun à tous les hommes.

En fait tous nos jugements sont subjectifs et ne peuvent point ne pas l'être; mais la subjectivité tantôt s'étend et tantôt se resserre sur une surface plus ou moins étendue. Le moi étroitement per- sonnel peut avoir un charme séduisant et n'est pas nécessairement « haïssable » ; mais il ne nous apporte rien qui vaille pour organiser scientiiïque- ment la critique littéraire : s'il s'élargit jusqu'à devenir un moi social ou le moi humain, la base qu'il fournit à la critique prend alors l'ampleur et la solidité que la science réclame pour ses construc- tions; on peut édifier quelque chose sur le moi qui est l'homme ou la société, ou, pour mieux dire, on n'édifie rien qui dure que sur lui.

L'individu, écrit M. Dussauze, n'est qu'une synthèse passagère des multiples tendances d'une existence so- ciale permanente; la société est un être réel, synthèse permanente d'individualités passagères.

En dernière analyse, M. Lalo finit par identifier

76 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

l'impressionnisme et le dogmatisme doctement rat- tachés l'un et l'autre à une idée de la science hau- tement et largement comprise :

Ce qu'il y a de fécond dans les deux syslèmes et ce par quoi ils concordent quand on les comprend bien,

c'est l'idée de relativité L'un la conçoit d'une façon

plus étroite, l'autre d'une façon plus large. L'impres- sionnisme n'étudie que la relativité des œuvres à un individu, et même, sous sa forme la plus subjective, à notre individu. Le dogmatisme ne supprime nullement cette recherche; au contraire, il lui en ajoute d'autres semblables : il la comprend et la dépasse. Ce n'est plus seulement par rapport à nous, c'est par rapport à un temps ou un milieu donnés, ou même, si possible, par rapport à tous les hommes et à tous les temps, qu'il établit la relativité universelle des valeurs d'art.

Eh bien! M. Lalo est-il content? Je rends les armes, je suis vaincu; j'accepte la thèse naguère combattue par moi, que l'esthétique, que la cri- tique d'art et de littérature est une science ou peut le devenir.

Mais, puisque l'élargissement de l'idée de science est ce qui a rendu ma conversion possible, je demande qu'on élargisse davantage encore cette idée et qu'on l'étende au point d'effacer entièrement les anciennes limites. Je demande qu'en devenant scientifique la critique littéraire n'ait rien à sacri- fier de ce qui fit autrefois sa beauté propre ; qu'elle

IDÉES NOUVELLES DE L ESTHÉTIQUE 77

conserve toute l'élégance, toute la souplesse, toute la liberté qui donnèrent à quelques-uns de ses tra- vaux le caractère d'un jeu supérieur et de même nature que les ouvrages mêmes de Vart.

Mais c'est justement ce que M. Lalo ne veut pas. Il poursuit de ses railleries les critiques et les esthéticiens qui, au lieu d'apporter modestement leur pierre à l'édifice de la science, prétendent être eux-mêmes des artistes et se faire admirer comme tels. C'est ce jeune maître qui a dit que la poésie et l'éloquence ne sont pas mieux à leur place en cri- tique que « dans un traité d'histoire naturelle ou de droit comparé1 ». Je réponds au docte pro- fesseur que l'éloquence et la poésie étant l'objet même des études du critique littéraire, il me semble qu'on peut admettre ici un reflet assez naturel de la chose étudiée sur l'écrivain. Un juriste poète serait sans doute ridicule; mais ne peut-on pas concevoir une histoire naturelle éloquente, et si Buifon a eu tort de confondre quelquefois l'em- phase avec la vraie noblesse, a-t-il eu tort de bien écrire? Claude Bernard et Pasteur ont de très belles pages. Pourquoi, sous prétexte de gravité scientifique, interdiriez-vous à la critique litté- raire en tant que science les qualités de style qu'un savant peut se permettre avec honneur? Pour moi, non seulement j'honorerai toujours et partout

1. Voy. p. 43.

78 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

ces qualités, mais leur absence chez un critique d'art me fait souffrir comme une contradiction cho- quante, comme la preuve que notre homme s'est mêlé de ce qu'il était incapable de sentir; et je ferme, à la seconde page, tout livre d'esthétique qui est d'un mauvais écrivain.

Un critique littéraire n'était autrefois qu'un sec correcteur de vers ou de prose, un pédant qui donnait des notes mauvaises ou bonnes aux ou- vrages d'imagination. « En un siècle, écrit Edouard Rod, la critique est devenue un genre égal aux autres, un écrivain peut mouler sa pensée et déployer ses ressources aussi complètement, aussi librement que dans le théâtre, l'histoire ou le roman. Elle exige des connaissances plus précises et supporte autant d'art1. » « La critique cons- titue-t-elle un art créateur? » se demande Oscar Wilde dans son dialogue de L'art et la critique. Il répond : « Pourquoi pas? Elle travaille avec des matériaux et leur donne une forme à la fois nou- velle et délicieuse. Que peut-on dire de plus de la poésie? J'appellerais la critique une création clans une autre création. Car de même crue les grands artistes, Homère, Eschyle n'allèrent pas, pour leurs sujets, directement à la vie, mais les cherchèrent dans la mythologie ou la légende, le critique em- ploie des matériaux que d'autres ont purifiés à son

1. Cité par Mlle J. de Mestral-Combremont dans son excel- lent recueil de Pages ctioisies d'Edouard Rod.

IDÉES NOUVELLES DE L* ESTHÉTIQUE 79

intention et auxquels la couleur et la forme ont déjà été ajoutées. Mieux : la haute critique étant la plus pure forme d'impression personnelle me semble plus créatrice que la création ; car elle est sa propre raison d'existence, elle a une fin en elle-même et pour elle-même. De la fiction on peut en appeler au fait, mais il n'y a de l'àme aucun appel.... La haute critique est en réalité le récit de l'âme de quelqu'un. Elle est plus haute que la philosophie, car son sujet est concret et non abstrait.... »

Le critique littéraire a donc cessé d'être un simple ouvrier maçon d'ordre très inférieur; appartenant désormais à la même race, formé de la même ma- tière et pour la même destinée que les grands architectes delà littérature, il lui est permis d'avoir du génie. Artiste, savant et philosophe à la fois, il unit ces trois talents, non pour les avoir acquis l'un après l'autre, mais parce que naturellement il possède chacun d'eux dans sa plénitude. L'n artiste complet, un savant complet, un philosophe com- plet, n'est pas uniquement un artiste , un savant ou un philosophe : il a la triple perfection.

Les philosophes sont des artistes. « Ils font des combinaisons de concepts, et le respect qui leur est est celui dont on gratifie les musiciens, les peintres, les sculpteurs, les poètes ; eux combinent des images1. » Les artistes de la critique littéraire

1. André Mareeron. La moi%ale par l'Etat, p. -2.

80 DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

sont des savants. Mais leur science n'est pas la géo- métrie ; c'est cet esprit de finesse qu'a décrit Pascal et qui « consiste essentiellement en l'aptitude à voir clairement un très grand nombre de notions concrètes, à en saisir à la fois l'ensemble et les

détails » Ils ont « l'esprit ample, qui est l'opposé

de l'esprit classique1 ».

La principale science des critiques littéraires demeure donc l'histoire. Mais ces savants historiens de la littérature, étant philosophes aussi et artistes, n'en restent pas à la réalité concrète et matérielle des faits ; ils en dégagent l'esprit, ils jugent, ils généralisent, ils découvrent des lois, ils soignent amoureusement la forme, ils creusent l'idée pro- fondément : ils font œuvre de poètes et œuvre de penseurs.

1. Duhem, La théorie physique, pages 90, 97.

DEUXIÈME PARTIE LE STYLE, LAME, LE MOI

Chapitre IV. La Crise du français.

V. Les Philosophes et l'Art d'écrire.

La dernière Lettre d'un grand idéa- liste mort jeune.

VI. L'Idée du « Moi » dans la Philosophie

contemporaine.

VII. La Fuite du Temps.

CHAPITRE IV La Crise du français.

Août 1911.

Ce n'est pas une crise, c'est la fin d'un règne. Comprenons bien la portée d'une telle révolution : le règne des belles-lettres est fini ; son tour venu, la science leur succède à la place qu'elles ont long- temps occupée. Et c'est justice. Quel miracle de la poésie ou de la prose peut rivaliser désormais avec les merveilles de l'aviation et de la télégraphie sans fil? Les jeunes gens que leurs goûts et leurs apti- tudes poussent vers les sciences vont tout simple- ment du côté se trouve le plus magniûque avenir. Ceux qui ajouteront quelque chose aux grandes découvertes de notre temps peuvent mettre l'orthographe comme un paysan illettré, violer comme des barbares la langue et la grammaire : leur gloire n'en sera pas atteinte.

Cependant cette licence n'est permise qu'au génie. Les savants, en général, ne sont pas dis-

84 LE STYLE, l'aME, LE MOI

pensés d'écrire proprement, et d'ailleurs les plus grands d'entre eux, dont quelques-uns furent de l'Académie française, avoueraient sans doute que la culture et la discipline littéraire y compris le thème latin eurent une utilité considérable pour leur développement scientifique. La « crise du fran- çais » est un simple mais radical changement de suprématie ; elle consiste en dernière analyse dans la déchéance, dans la destitution de la forme devant l'importance primordiale que les réalités matérielles ont prise en toute espèce d'activité, en toutes sortes de recherches et d'études.

L'éducation du goût était autrefois le principal objet de l'enseignement littéraire; un maître qui s'y attarderait aujourd'hui ferait l'effet d'un survi- vant d'un autre âge. On le trouverait vieux jeu, simplement parce qu'il ne serait pas un savant, mais un « littérateur », parce qu'il n'asservirait pas la liberté du jugement de goût au joug rigoureux de la méthode.

On reproche au goût d'être faillible : je le crois, parbleu bien! qu'il peut se tromper, et se corriger, et se repentir, et faire des pirouettes et des palinodies, et s'entêter comme un vieux mulet, et s'irriter puérilement, et capituler, et trahir ses principes, et céder à des influences, et se laisser quelquefois corrompre comme un juge inique ou faible, et recommencer sans fin des querelles jamais closes ! Mais c'est justement ce qui est amusant

LA CRISE DU FRANÇAIS 85

c'est le plaisir, c'est la liberté, c'est la vie î Le droit à l'erreur n'est-il pas le plus précieux de nos biens, à nous autres, professeurs de belles-lettres ou cri- tiques littéraires? nous n'avons aucune envie de le troquer contre une certitude infaillible.

La jeunesse ne pense plus et ne sent plus comme nous. Ce que demandent à leurs maîtres nos futurs lettrés, devenus aussi incurieux d'idées générales que de belles formes, c'est l'érudition, c'est-à-dire de petites notions positives, qui n'ont pas besoin d'être intéressantes, qui, pourvu qu'elles soient minutieuses, exactes et spéciales, peuvent être l'in- signifiance même et ne consister qu'en de la pous- sière de faits. Matter of facts : cela suffît à la jeu- nesse nouvelle, incapable d'enthousiasme ou guérie de cette ardeur comme d'une fièvre.

Je ne parle ici que des jeunes gens qui sont censés faire des études littéraires, études sans grandeur, sans beauté et même sans utilité vraie, depuis qu'elles ont dégénéré en érudition. Ce savoir infime n'est point la science. La curiosité des trop petites choses empêche celle des grandes. Quand je vois sur quelles misérables vétilles se traîne l'esprit de nos étudiants et de leurs maîtres, je suis tenté de penser et de dire, malgré la haute estime que de vrais philosophes ont professée pour l'érudition lit- téraire, qu'il n'y a pas d'occupation plus vaine et plus sotte. Mais la flamme de l'admiration, de l'émulation, de l'ambition est loin d'être éteinte

86 LE STYLE, L AME, LE MOI

chez le jeune homme, physicien, mécanicien ou chimiste, qui rêve la conquête de la nature.

n Admire I c'est ainsi qu'on vole au firmament », a dit Victor Hugo. Ce grand poète avait vu la der- nière effervescence des temps littéraires encore, les âmes s'enthousiasmaient et « volaient au firma- ment » pour une idée nouvelle, pour une forme iné- dite et hardie, pour un beau poème, pour un beau

vers Il avait prévu aussi et célébré l'invention

prodigieuse du génie de l'homme rival de l'oiseau et vainqueur de l'air : et voici que des centaines d'aigles humains volent au firmament, non plus par métaphore, mais en réalité. Certes, aucun sublime élan ne le cède à celui-là, et la gloire promise au savant qui réalise ces miracles vaut celle de toute la littérature.

La science est donc hors de cause dans le procès que nous intentons aux saboteurs de la langue fran- çaise. Voici, très précisément, le grief.

Il est arrivé à la forme littéraire dépossédée de ses antiques honneurs une aventure commune aux gens qui perdent leur place : elle s'est abandonnée elle-même honteusement. N'étant plus souveraine, elle n'a point eu à cœur de soutenir la petite noblesse relative des simples dignitaires. Elle est tombée dans l'insouciance et dans la négligence. C'est la débandade et l'ignominie de la défaite.

Répondons tout de suite à une objection légi- time. On nous dit ou l'on pense : tel ou tel écri-

LA CRISE DU FRANÇAIS 87

vain peut bien être, par incapacité, noncha- lance ou paresse, indigne de ce nom; mais l'art littéraire ne peut pas renoncer délibérément à la beauté sans cesser d'être lui-même, puisqu'il est par définition une forme. Critiquez donc quelques méchants auteurs, mais rendez hommage aux bons et justice à l'ensemble. Je réponds à cette très juste observation que, Dieu merci, notre époque s'honore autant qu'une autre de compter d'excel- lents écrivains, mais, qu'en fait, l'absurde contra- diction existe et qu'elle est devenue extrêmement fréquente : de nombreux artistes littéraires, c'est-à- dire des écrivains dont l'objet principal est le beau, non l'utile, écrivent non pas peut-être sans génie, mais sans goût et sans soin ; or, comme le génie est un accident toujours rare, le mauvais, le médiocre l'emportent vraiment trop sur le bon, et l'impression que leurs écrits nous laissent en somme est celle d'une dégoûtante incurie. Quatre siècles de culture chrétienne et païenne, classique et romantique, ajoutés au talent naturel que ces privilégiés peuvent avoir reçu du ciel en nais- sant, font, j'en conviens, accourir sous leurs plumes et les heureuses réminiscences et les trouvailles heureuses ; ce sont des improvisateurs parfois ad- mirables; les qualités positives du style, le mouvement, la couleur, la vie, peuvent se ren- contrer et abonder chez eux. Ce qui leur manque, c'est la partie négative de l'art d'écrire, la cor-

88 LE STYLE, L'AME, LE MOI

rection, et le sentiment de sa très sérieuse importance.

Sans doute, la correction n'est pas le style, de même que la ponctualité à remplir les devoirs de sa charge ou a payer ses dettes n'est pas la vertu; mais on n'est pas vertueux si l'on manque aux obligations élémentaires de l'honnête homme, et Ton n'a pas de style si l'on ignore la grammaire et l'A B C de la rhétorique, si l'on ne sait pas éviter, en écrivant, les grossiers solécismes et toutes sortes de menues fautes.

Loin d'être méprisable, la correction est vrai- ment la chose divine que les bons écrivains adorent quand ils professent le « culte du style » ; car on peut la faire fleurir par des soins religieux, mais la seule faveur du ciel accorde le génie à ceux qu'il aime, aucun travail ne le procure. Et voilà com- ment il arrive, par une mésaventure piquante, que les plus grands écrivains, dans les leçons qu'ils donnent de leur art, nous paraissent différer à peine des cuistres et des pions : ils ne peuvent pas communiquer la grâce, l'entrain, l'éclat et la force du style aux déshérités de la nature qui en sont dépourvus ; tout ce qu'il leur est possible de faire, c'est de nous mettre en garde contre les défauts qui nuisent à la grâce, a la vie, à l'éclat, à la force, à toutes les qualités positives. Or,

LA CRISE PU FRANÇAIS 89

comme c'est identiquement ce que font tous les maîtres de grammaire et de rhétorique, comme les pions et les cuistres ne font pas moins, ni les grands auteurs davantage, cela montre bien que la correc- tion est une chose de prix, puisqu'elle est la seule que le génie lui-même enseigne et qu'il puisse en- seigner.

C'est le souci de la correction qui a tourmenté les classiques et ceux des romantiques qui furent assez malins pour ne pas croire que le génie rend l'art inutile. C'est pour u regratter un mot dou- teux au jugement » que Racine et Boileau corres- pondaient. C'est pour équilibrer la cadence d'une phrase que Rousseau se levait de son lit la nuit. « Les affres du style » dont parle Flaubert et qui l'obsédaient comme un cauchemar n'étaient, ne nous y trompons pas, que les affres de la correc- tion : une assonance à faire disparaître: un mot répété à remplacer pour la satisfaction de l'oreille, sans dommage pour la clarté, la propriété et le sens; un que, un de à supprimer dans une phrase il y en a trop.

Ne dites pas que ce sont des enfantillages; sans doute un fâcheux excès est à craindre ; cette manie a eu ses victimes, et fen connais ; à trop pour- chasser les assonances et les répétitions, on risque d'énerver une bonne prose pour la polir et la pei- gner, comme on rendrait banale une mâle figure en cirant et lissant sa moustache : mais ces soins

90 LE STYLE. L'AME, LE MOI

minutieux ont une raison profonde, et cette raison est que le lecteur ne doit rencontrer ni un nuage qui lui dérobe la vue des idées ou des choses, ni une pierre d'achoppement sa marche s'em- barrasse et se heurte.

Ecrire sans une seule faute est chose si difficile et qui donne à l'esprit une satisfaction si entière que ce succès, négatif en apparence, suffit vrai- ment à réaliser l'idéal de la perfection. Certaines vérités ne tirent leur valeur que de l'expression et de la forme: si celle-ci est achevée, nous voyons aussitôt l'idée, qui serait presque nulle sans elle, prendre un prix infini. C'est le grand mystère de l'art d'écrire.

J'écris toujours de mon mieux, par la raison qu'il me serait impossible d'écrire mal sciemment , fût-ce la ligne la plus insignifiante. L'impossibilité de mal écrire par négligence voulue ou consentie est une chose que nos scribes ne comprennent point, depuis que le sens littéraire n'est plus cultivé. Au temps il florissait. personne n'aurait pu écrire, même une lettre familière, sans y mettre, sinon un peu d'art et de tour, au moins cette netteté parfaite et cet ensemble de qualités négatives qui ne sont pas proprement le style, mais qui peuvent presque en tenir lieu. Je n'ai rien à dire d'assez urgent ou d'assez important pour le dire mal, et si la chose est urgente ou si elle est importante, c'est surtout alors que je m'appliquerai à me faire entendre du

LA CRISE DU FRASÇAIS 91

premier coup, c'est-à-dire, à écrire très bien. Mes jeunes contemporains pensent que. quand on a quelque chose à dire, il suffît de le dire n'importe comment. J'aime mieux me taire : c'est entre nous la guerre à outrance. Quand je lis leur prose quel- conque et approximative, j'y trouve tant d'obscurité et d'ennui qu'elle mêlasse bientôt et me dégoûte. Les vieux écrivains, la vieille sagesse, les vieux textes rebattus et consacrés, les idées convention- nelles et les jugements convenus me ravissent par comparaison et me paraissent offrir un sens mille fois plus riche que leurs plus curieuses nouveautés.

C'est ce point si important de la perfection né- gative que les artistes littéraires,. j'entends les romanciers, les auteurs dramatiques, voire les poètes eux-mêmes, négligent beaucoup trop et souvent méprisent de nos jours. Et si les artistes proprement dits en sont là, que devons-nous attendre des autres écrivains si nombreux, philo- sophes, historiens, orateurs, vulgarisateurs de la science, hommes politiques, moralistes, critiques littéraires, critiques d'art, qui font profession de ne pas rechercher le beau avant tout et de le mettre simplement au service de l'utile ou du vrai? Ne sont-ils pas la littérature, eux aussi? Hélas, ils l'oublient ou ils s'en moquent, et c'est de leur tra- hison que la littérature a le plus à souffrir.

La lente composition d'un chef-d'œuvre est de- venue une mode surannée dont la restauration au

92 LE STYLE, L'AMI-:, LE MOI

xxe siècle serait trouvée ridicule ou passerait pour un signe d'impuissance. La vapeur et l'électricité ont accéléré dans une mesure incalculable la cir- culation de la pensée ; l'expression de la pensée a suivi le même mouvement. Tout se coordonne, tout s'influence réciproquement dans la vie ; serait-il raisonnable de demander aux penseurs et aux écri- vains du siècle des cent vingt kilomètres à l'heure l'allure que leurs ancêtres avaient au temps des chaises à porteurs et des chariots à bœufs? Plus de livres longuement médités, mûris patiemment, écrits avec amour, mais des articles de journaux ; plus de lettres élégantes et soignées : des petits bleus ou des cartes illustrées d'un sou.

Ainsi meurt la « littérature ». Avec une effroyable vitesse l'imprimé s'ajoute à l'imprimé, des épreuves mal corrigées délivrent précipitamment au typographe le bon à tirer de volumes mal écrits, et des ouvrages en nombre inconcevable s'amon- cellent et s'écroulent les uns sur les autres, sans que de tout cet énorme amas, brillent peut- être mille traits de génie, rien puisse durer, parce que rien n'a eu le temps de recevoir la forme défini- tive et parfaite.

On érige en sagesse cette négligence. On dit : la vie est courte et la vérité est trop sérieuse pour que nous nous amusions à balancer et peser des périodes. Dépêchons-nous de dire à nos contemporains, n'im- porte comment, ce qu'il est utile qu'ils sachent. Ils

LA CRISE DU FRANÇAIS 93

vont mourir, et nous aussi. L'heure présente est tout ce que nous possédons. Quelle sottise de croire que l'avenir nous lira! Il ne nous lira pas, parce qu'il aura autre chose à faire et parce que, plus le domaine de la littérature élargit ses limites, plus il devient impossible de l'explorer ; la seule chose que nos enfants liront, c'est le dernier neuf] la seule chose qu'ils reliront peut-être, c'est le très ancien.

Du temps le style était l'objet d'un culte reli- gieux, une petite église, d'époque en époque, pou- vait se transmettre la foi. C'était alors la peine de bien écrire pour un groupe de coreligionnaires avec lesquels on se sentait en communion : aujourd'hui, mes amis, qui nous en sait gré? C'est beau de se contenter du témoignage de sa conscience ; mais certaines natures, moins insociables, auraient hum- blement besoin de la récompense que donnent les bons juges. Elles se découragent à leur tour, et la « crise du français » s'étend jusqu'aux derniers fidèles de la langue qui, eux-mêmes, finissent par dire : A quoi bon?

Se désintéresser de la gloire qui s'attachait jadis au talent d'écrire est la marque d'un profond scep- ticisme. On voudrait faire passer cette insouciance non seulement pour une sagesse, mais pour une vertu, et il est permis de croire, en effet, que les auteurs qui ne prennent plus le temps ni la peine d'écrire sont guéris de l'orgueil et de la vanité.

94 LE STYLE, L'AUE, LE MOI

Mais ils sont bien guéris aussi de toute naïve espé- rance, de toute illusion généreuse.

Le mépris de la langue et du style, presque uni- versel aujourd'hui, a, tout au fond, sa raison d'être dans l'anticipation très calme, rarement accompa- gnée d'horreur et d'épouvante, de la mort certaine qui nous attend.

CHAPITRE V

Les Philosophes et l'Art d'écrire. La dernière Lettre d'un grand idéaliste mort jeune.

Décembre 1911.

Le soin qu'un philosophe prend de son style atteste qu'il estime et qu'il aime ses idées; mais ce même soin ne témoigne-t-il pas qu'il se fie peu à leur valeur probante sans l'aide de l'art et par la seule vertu de la vérité ? Pour poser la question dans ses termes les plus généraux, la philosophie peut-elle se passer du secours de la rhétorique?

L'opinion vulgaire est que la perfection de la forme, la clarté surtout, cette « splendeur du vrai », ne sert pas seulement à donner un lustre extérieur à la pensée, mais aussi, mais d'abord, à pénétrer dans son sens intime et à l'approfondir en la pré- cisant. Gela n'est point sûr. Il paraît plus probable que le travail du style, particulièrement la recherche de la clarté, ressemble à l'opération

96 LE STYLE, LAME, LE MOI

du polisseur, du raboteur ou de l'aiguiseur, qui, en rendant la matière plus lisse, plus tranchante ou plus fine, en ôte quelque chose. Ainsi un certain déchet, tout au contraire, plutôt qu'un enrichisse- ment de l'idée, serait la rançon de l'art d'écrire.

Vous avez une de ces « intuitions », comme dit M. Bergson, une de ces « visions », comme s'exprime William James, qui sont, en métaphy- sique, la chose importante, tandis que « des rai- sons nul ne se soucie ». Il faudra bien pourtant que vous raisonniez, et alors, à quels sacrifices ne devrez-vous pas contraindre votre idée pour qu'elle ne soit pas trop difficilement communicable à l'intelligence d'autrui, et d'abord pour qu'elle soit parfaitement compréhensible à la vôtre ! Une idée profondément personnelle est d'une complexité trop riche, trop vivante pour trouver, dans les termes et les tours du langage, qui sont tout faits d'avance et qui sont en nombre limité, son expres- sion adéquate. La pensée demeurant « incommen- surable » avec le langage, comme M. Bergson le démontre dans sa thèse sur les Données immé- diates de la conscience*, les efforts que le langage

1. « De même qu'on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d'un mobile sans jamais combler l'espace parcouru, ainsi par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le lan- gage. » Bergson, Essai sur les données immédiates de la con- science, p. 126.

LES PHILOSOPHES ET L'ART D'ÉCRIRE 97

fait pour la traduire sont une suite d'approxima- tions plus ou moins lointaines, de reculs, d'à-peu-

près faibles et piteux, de défaites, de trahisons

Sully Prudhomme sentait douloureusement cette impuissance :

Quand je vous livre mon poème, Mon cœur ne le reconnaît plus. Le meilleur demeure en moi-même : Mes vrais vers ne sei^ont point lus.

L'artifice littéraire peut aller si loin qu'il étouffe complètement la vérité sous les plus fausses parures.

Cet artifice commence dès que nous mettons nos idées en ordre ; il faut qu'elles se suivent, se tien- nent, s'associent logiquement ; mais est-ce bien une âme de vie animant un corps organisé, est-ce bien la vérité vraie que cette habile composition de parties nous présente? N'est-ce pas plutôt une simple coordination de lieux communs! Je n'en- tends pas nécessairement par ce mot les banalités des esprits vulgaires, mais tout simplement les idées générales qui, appartenant au domaine public, ne sortent pas du fond même de notre per- sonnalité et « flottent à la surface de la con- science », semblables, comme M. Bergson l'a dit avec autant de justesse que de poésie, à « des feuilles mortes sur Teau d'un étang1 ».

1. lbid.

98 LE STYLE, L AME, LE MOI

Ces idées impersonnelles, ces idées moitiés, qui appartiennent a tous, sont la matière nécessaire de tout écrivain qui veut d'abord se faire entendre, et ce sont les seules qu'il soit relativement facile de concevoir et d'exprimer; mais le philosophe qui s'en contente pourra être un vulgarisateur de talent, ce ne sera jamais un auteur original, ce n'est point un penseur.

Les philosophes qui n'ont que de l'intelligence risquent de juxtaposer toute leur vie des idées infécondes, sans âme, l'intelligence avant pour fonction propre, comme l'a fortement montré le profond penseur de V Evolution créatrice, de façon- ner la matière inerte, et le sens de la vie étant ce qui lui fait principalement défaut. A fabriquer des outils et des machines, l'intelligence a toujours fait merveille ; mais elle tâtonne et s'égare dans les hautes spéculations de la pensée, lorsque, pour trouver la vérité qui fait vivre, l'intelligence pré- tend se suffire à elle-même. L'art ingénieux avec lequel certains ouvriers en sous-ordre de la philo- sophie recherchent et réunissent les idées neuves des vrais philosophes jointes aune quantité d'autres idées judicieuses, sans avoir beaucoup réfléchi ni aux unes ni aux autres, ressemble tout à fait à un travail d'ajusteur et de mécanicien.

Descartes est le premier théoricien d'une grande doctrine qui a régné deux siècles sur l'esprit fran-

LES PHILOSOPHES ET L'ART D'ÉCRIRE 99

çais et qui n'a pas cessé d'être chère, expressé- ment ou secrètement, à tous ceux qui écrivent, j'entends qui veulent écrire bien et ne se con- tentent pas ou même ne se vantent pas (l'espèce existe) d'écrire mal : cette doctrine, c'est que la clarté est un signe du vrai, disons plus, qu'elle est le critérium même de la vérité. On le nie depuis une cinquantaine d'années. Mais ceux qui le nient étant obligés de fonder leur négation sur des rai- sons claires, il y a une de ces contradictions criantes ou piquantes dont la philosophie est toute semée et dont les discours dogmatiques du scepti- cisme sont, par excellence, le type infatigablement rappelé à notre raillerie par les contempteurs du travail philosophique.

Il est trop vrai qu'il y a dans la vérité des par- ties très obscures, dont non seulement l'intelli- gence est difficile, mais que l'intelligence, par sa nature même, est peut-être à jamais incapable de comprendre. Mais comme l'intelligence reste le seul instrument à notre usage soit pour apercevoir quelque petite chose de ces parties obscures, soit pour démontrer qu'il y faut employer d'autres moyens et pour faire l'essai de ces moyens, « nous voilà au rouet », comme disait Montaigne.

L'intellectualisme est insuffisant, d'accord; mais c'est intellectuellement que son insuffisance se prouve, c'est par l'intelligence et à des intelligences que la preuve s'administre, et pour établir victo-

r

BJBUOTHECÀ

100 LL STYLE, LAME, LE MOI

rieusement que certaines ténèbres mystiques ont leur raison d'être dans la pensée de l'homme ainsi que dans les choses, il faut donc être clair, et encore , et touj ours

Taine philosophe est incontestablement un écri- vain. Quelques justes reproches que l'on puisse faire à son style tendu, monotone, fatigant, il a, de l'écri- vain, ce double caractère : d'être soigneux de la belle langue nationale qui est le bien de tous, et d'avoir son style. Gomme prosateur il appartient par les liens les plus étroits à la philosophie classique fran- çaise, dont il a tant raillé les doctrines ; Victor Hugo fut, dans son genre, un autre disciple fidèle et pas- sionné des traditions même dont il se croyait l'ad- versaire, et Taine lui ressemble en ce point.

Association et liaison des idées, composition, exacte proportion de toutes les parties, transitions, symétrie, cohérence et claire intelligibilité des images, continuité logique du discours : Taine ob- serve religieusement ces grandes lois du style et de l'esprit classiques. Il a beau faire profession d'admirer de hardis génies qui les ont enfreintes, comme Shakespeare et Carlyle, on sent que son goût n'est point et, au fond, il préfère à ces libres poètes le parfait rhéteur Macaulay.

Ne soyons pas surpris qu'il n'ait point vu que les artifices de la construction littéraire ne sont proba-

LES PHILOSOPHES ET i/ART d'ÉCRIRE 103

blement pas la meilleure façon de saisir et de rendre la vivante vérité : Taine, c'est sa force, c'est aussi sa faiblesse, ne doute de riea. Il donne un démenti formel à Vinet écrivant quelque part qu'un homme qui n'aurait que de l'intelligence serait incurablement sceptique. Jamais intellectua- liste ne fut moins sceptique, plus intrépide dans son dogmatisme, et cet excès de foi en soi-même, si l'exemple en est beau à certains égards, accuse chez Taine une profonde ignorance et des conditions de l'esprit humain devant la vérité et des limites de son propre esprit ' .

Avec quelle assurance, avec quelle allégresse il démontre, dans son livre De l'Intelligence, que rien, ni dans l'univers ni dans l'homme, ne répond à la vieille idée spiritualiste d'une âme ; que nulle pensée distincte de la somme des faits et supérieure aux faits n'a présidé à l'origine des choses, ne di- rige leur cours et ne les conduit vers une fin ; qu'il n'y a au monde que des phénomènes, dont la con- stante succession a fait naître l'idée superstitieuse d'une Cause indépendante de la loi et génératrice de la loi, cause vaine qui n'est en réalité que le fait de plus en plus général d'où tous les faits particu- liers sortent successivement.

1. Pour une certaine atténuation de ce jugement un peu trop rigoureux, voir L'Inquiétude religieuse du temps présent, cha- pitre vu, « La Logique et la Conscience chez un penseur sin- cère ».

102 LE STYLE, LAME, LE MOI

De fait en fait et de loi en loi, la science aboutit à « l'axiome éternel qui se prononce au suprême sommet des choses, au plus haut de l'éther lumi- neux et inaccessible » ; à la k formule créatrice dont le retentissement prolongé compose par ses ondu- lations inépuisables l'immensité de l'univers1 ».

Voilà la plus belle phrase de Taine. Le talent lit- téraire, l'éloquence, l'esprit, l'éclat et la force du style conservent des lecteurs au livre De l'Intelli- gence et surtout aux Philosophes français du XIXe siècle ; mais si les analyses critiques du grand écri- vain sont restées parfois assez solides, toute sa doctrine positive s'est effondrée, et les penseurs qui lui ont succédé sont revenus, en les modi- fiant profondément, il est vrai, aux idées qu il pourchassait comme de vains fantômes et qu'il croyait avoir exterminées de la philosophie.

M. Théodule Ribot est un écrivain heureux. Ce philosophe s'est acquis adroitement et à juste titre une jolie célébrité en publiant de minces vo- lumes de psychologie et de physiologie, faciles à lire et pas très difficiles à faire : Les Maladies de la mémoire, Les Maladies de la volonté, Les Mala- dies de la personnalité, etc., recueils de petits faits spéciaux, semés dans les revues de médecine par des cliniciens et des aliénistes et que l'habile pro-

1. Page finale des Philosophes français du XIXe siècle.

LES PHILOSOPHES ET L ART DÉCRIRE 103

fesseur a su rassembler par le lien des idées générales qu'un vulgarisateur exercé dégage aisé- ment de cet amas.

Ces légers manuels, à l'usage des étudiants et des maîtres de philosophie, s'enlèvent chez le li- braire Alcan comme les petits pains chez le bou- langer et atteignent sans effort de nombreuses suites d'éditions. La Logique des Sentiments , opuscule moins pathologique, est un ingénieux et judicieux développement de cette vérité con- nue depuis longtemps, mais que peut-être on n'avait pas encore assez explicitement étudiée, que l'homme est moins un être de logique que de pas- sion, que la volonté de croire bien plus qu'une bonne raison de croire est ce qui fait naître la foi, et que « tout notre raisonnement, comme dit Pas- cal, se réduit à céder au sentiment ».

Piqua» t, intéressant, instructif, M. Ribot, d'une main sûre, unit l'agréable au solide. Il abonde en détails concrets qui plaisent toujours, et Ton se sent avec lui sur un terrain très ferme. Nulle en- volée d'ailleurs. Rien que l'empirisme et le phéno- ménisme le plus terre à terre. Ce ne serait pas la peine de s'évertuer au stvle quand on est certain d'attirer tous les amateurs d'idées justes par le charme infaillible de la vérité moyenne et com- mune : M. Ribot écrit-il bien? il écrit comme on parle; M. Ribot pense-t-il? il associe des idées approuvées.

104 LE STYLE, l'âME, LE MOI

Renouvier est tout le contraire de Ribot, et il ne ressemble à Taine que par l'ardeur de sa foi en ses propres idées. Ce profond penseur est si convaincu et si sérieux qu'il ne se soucie au monde que de la vérité comme les apôtres. Le fond, chez lui, emporte et dédaigne la forme. Parla, il est, entre tous les philosophes, respectable et touchant. Ce- pendant on lui faisait de la peine quand on disait qu'il n'écrivait pas bien. Il aurait mieux fait de le reconnaître et de s'en consoler1.

En vérité il est bon que les philosophes écrivent mal ou, pour parler sans ironie, il est utile qu'il y ait de grands penseurs originaux qui ne soient pas des écrivains : Maine de Biran, Auguste Comte, Charles Renouvier, etc. Cela souligne la différence de la philosophie et de l'art, empêche de con- fondre la recherche du vrai avec le culte du beau, l'audace des doctes hypothèses avec les fictions aventureuses de l'imagination, l'architecture élé- gante des édifices métaphysiques avec celle des romans ou des grands poèmes épiques, si souvent et si impertinemment assimilés.

Des problèmes très ardus hérissent la philoso-

1. Les disciples de Renouvier font une estime très différente

LES PHILOSOPHES ET L ART D'ÉCRIRE 105

phie. Je ne pense pas qu'il y en ait un plus terrible que celui de l'union de l'esprit et du corps, entendue d'abord au sens grossièrement matériel dont notre imagination est obsédée : comment lame, la pen- sée, la conscience, bref, tout ce qui constitue cette essence spirituelle qu'il importe tellement à notre dignité de maintenir, comment, dis-je, à quel ins- tant, par quel progrès successif ou par quel miracle soudain, cela est-il entré dans notre organisation et s'est-il mêlé à la matière, qui, d'après toutes les apparences, l'a précédé?

Dans une admirable page de son Evolution créa- trice, M. Bergson a eu le courage de poser nettement cette question des questions, qu'on ne supprime pas en l'éludant avec effroi comme les mystiques, ou en niant, comme Taine., par l'élimination d'un des deux termes du problème, l'existence de la diffi- culté1. M. Bergson affirme, comme les anciens phi- losophes, la réalité de l'esprit; mais, à la différence des vieilles écoles spiritualistes, il ne conçoit pas l'esprit comme distinct du corps au point d'en être

de ses divers écrits, pour ce qui est du style, comme on le verra tout à l'heure par la lettre d'Octave Ilamelin.

1. « Gela posé », écrit Taine, après avoir établi son phéno- ménisme, « on comprend sans difficulté la liaison de la per- sonne humaine avec l'individu physiologique. Car il ne s'agit plus de savoir comment une substance inétendue, appelée âme, peut résider dans une substance étendue, appelée corps, ni com- ment deux êtres de nature aussi différente peuvent avoir com- merce entre eux; ces questions scolastiques tombent avec les entités scolastiques qui les suggèrent » (De l'intelligence, t. I, p. 388 de la 2e édition).

106 LE STYLE, l'aME, LE MOI

indépendant et séparé; les vérités qui se révèlent immédiatement à la conscience, telles que la liberté, l'existence substantielle du moi, la primauté de l'homme dans le règne animal, la survivance de la personne, ne l'empêchent pas de voir, dans toute leur force, les formidables objections que la science leur oppose, et de reconnaître qu'il faut y répondre :

La grande erreur des doctrines spiritualistes a été de croire qu'en isolant la vie spirituelle de tout le reste, en la suspendant dans l'espace aussi haut que possible au-dessus de terre, elles la mettaient à l'abri de toute atteinte : comme si elles ne l'exposaient pas simple- ment ainsi à être prise pour un effet de mirage ! Certes, elles ont raison d'écouter la conscience, quand la con- science affirme la liberté humaine ; mais l'intelligence est là, qui dit que la cause détermine son effet; que le même conditionne 1p même, que tout se répète et que tout est donné. Elles ont raison de croire à la réalité absolue de la personne et à son indépendance vis-à-vis de la matière; mais la science est là, qui montre la solidarité de la vie consciente et de l'activité cérébrale. Elles ont raison d'attribuer à l'homme une place privi- légiée dans la nature, de tenir pour infinie la distance de l'animal à l'homme; mais l'histoire de la vie est là, qui nous fait assister à la genèse des espèces par voie de transformation graduelle et qui semble ainsi réinté- grer l'homme dans l'animalité. Quand un instinct puis- sant proclame la survivance probable de la personne, elles ont raison de ne pas fermer l'oreille à sa voix; mais s'il existe ainsi des « âmes » capables d'une vie indépendante, d'où viennent-elles? quand, comment, pourquoi entrent-elles dans ce corps que nous voyons,

LES PHILOSOPHES ET L'ART D'ÉCRIRE 107

sous nos yeux, sortir très naturellement d'une cellule mixte empruntée au corps de ses deux parents? Toutes ces questions resteront sans réponse, une philosophie d'intuition sera la négation de la science, tôt au tard elle sera balayée par la science, si elle ne se décide pas à voir la vie du corps elle est réellement, sur le chemin qui mène à la vie de l'esprit1.

L'esprit, origine des choses, fin des choses et terme de l'universelle évolution ; la matière, forme inférieure de l'esprit, déchéance de l'esprit, qui doit lutter pour s'en affranchir et reprendre son ascendant sur elle, mais sur lequel elle pèse comme un joug nécessaire dans les conditions actuelles de notre existence terrestre : cette grande idée du spiritualisme nouveau n'est pas encore tom- bée dans le domaine banal le commun des au- teurs trouvera, pour l'exprimer, des phrases toutes faites ; elle a encore besoin d'être élaborée par des penseurs qui soient des artistes.

Le grand poète des Contemplations, étrange visionnaire, prodigieux inventeur verbal, mais phi- losophe aussi, quoi que les purs critiques littéraires en aient pensé, a forgé pour l'idée nouvelle, à tra- vers toute la fantaisie des images, une forme presque sérieuse qui avait frappé vivement Renou- vier.

Après Victor Hugo, dans une conférence faite k

1. L'Evolution créatrice, p. 290.

108 LE STYLE, LAME, LE MOI

l'Institut général psychologique de Paris, le 13 mai 19041, sur ce sujet palpitant: « Comment se fa- briquent les âmes? », feu Armand Sabatier, doyen de la Faculté des Sciences de Montpellier, a eu des audaces de pensée et d'expression qui égalent presque Ce que dit la Bouche d'Ombre. Affirmant que « Tout est esprit », que « Tout, même la matière, a pourpoint de départ l'esprit et retourne à l'esprit », le savant professeur d'histoire naturelle ne craint pas de parler d'une àme non seulement des animaux et des végétaux, mais des minéraux eux- mêmes, et, à l'instar de Victor Hugo qui implore notre pitié pour les cailloux et pour les roches, pour les a verroux » aussi, pour le « billot » et pour la « hache », ce naturaliste ose écrire que les outils o se fatiguent » littéralement, qu'il faut leur per- mettre de reprendre haleine et » donner aux métaux des vacances et des jours de congé » !

Dans sa thèse De la contingence des lois de la nature, M. Boutroux pose et résout le grand pro- blème de l'union de l'esprit et de la matière en montrant, à son tour, comment l'esprit, générateur de la matière, laisse celle-ci lui échapper, contra- rier ses desseins et lui disputer une victoire que l'ordre divin du monde rend finalement indu- bitable. Ce philosophe a trouvé une belle image pour expliquer un spectacle déconcertant que la

1. Publiée à Paris, au siège de la Société, 14, rue de Condé. Se trouve aussi à la librairie Fischbacher.

LES PHILOSOPHES ET L'ART d'ÉCRIRE 109

réalité met souvent sous nos yeux : l'apparente défaite du principe supérieur par le principe infé- rieur, quand, par exemple, le bon fonctionnement de la pensée et son existence même paraissent dé- pendre du cerveau.

Est-ce, écrit-il, le principe inférieur qui détermine l'apparition du principe supérieur? ou bien, est-ce le principe supérieur lui-même qui, en se réalisant, suscite les conditions de sa réalisation?... N'est-il pas permis de penser que, si la conscience apparaît toujours lorsque certaines conditions physiologiques sont posées, c'est qu'elle-même pose ces conditions, sans lesquelles elle ne pourrait se manifester? Si Vaurore annonce le soleil, c'est qu'elle en émane.

On rencontre, en grand nombre, sous la plume de M. Boutroux, des affirmations nettement théistes, que M. Bergson n'aurait peut-être pas contresignées, si toutefois il est vrai de dire, avec feu le professeur de philosophie Jacob, que le titre même du principal ouvrage de Bergson, l'Evo- lution créatrice, « renferme une affirmation d'a- théisme très résolue1 ». « Dieu, écrit le reli- gieux auteur de la Contingence des lois de la nature, n'est pas seulement le créateur du monde; il en est aussi la providence et veille sur les détails aussi bien que sur l'ensemble.... Il n'y a aucune raison pour considérer une providence spéciale comme

1. Bulletin de la Société française de philosophie, avril 1908.

110 LE STYLE, LAME, LE MOI

plus indigne de Dieu que la création d'un univers multiple et changeant1. »

Elles sont donc moins mortes que ne le croyait Taine, après les avoir si brillamment tuées, les doc- trines de ce qu'on appelait autrefois la religion naturelle ou la philosophie spiritualiste ; mais ces noms ne sont plus en honneur nulle part, et tout le monde est d'accord pourvoir aujourd'hui, dans le théisme contemporain, le résidu irréductible du christianisme réduit aux idées de la raison. M. Boutroux garde assez de la religion chrétienne pour légitimer l'anthropomorphisme, que l'homme n'a jamais pu réussir à chasser de son esprit, peut-être parlée qu'il est la vérité, comme Jacobi osait le déclarer sans ambages.

La nature humaine, forme supérieure de la créature, n'est pas sans analogie avec la nature divine. Elle pos- sède, dans le sentiment, la pensée et la volonté, une sorte d'image et de symbole des trois aspects de la divi- nité. A leur tour les êtres inférieurs, dans leur nature et dans leurs progrès, rappellent, à leur manière, les at- tributs de l'homme. Le monde entier semble donc être l'ébauche d'une imitation de l'être divin.... Si chaque être de la nature a un idéal, en vue duquel il est façonné d'avance, et qui pourtant le dépasse infiniment, ne doit- il pas exister, dans chaque être, une puissance sponta- née, plus grande que lui?... Pour les formes inférieures aussi il y a un idéal, qui est de ressembler, à leur manière, aux formes supérieures, et, en définitive, à Dieu lui-

LES PHILOSOPHES ET l'aRT d'ÉCUIRL 111

même. Comment la nature, les montagnes, la mer, le ciel, peuvent-ils ressembler à l'homme? Les poètes te savent, et ils traduisent clans notre langue les mysté- rieuses harmonies des êtres les plus divers1.

IL est toujours bien intéressant de voir des philo- sophes rendre aux poètes ce magnifique hommage qui rappelle les temps anciens les poètes vati- cinaient et la poésie était l'école philosophique du monde.

Pour qui les philosophes écrivent-ils? Pour les philosophes d'abord. Mais je pense qu'ils écrivent aussi pour d'autres personnes, pour vous et pour moi, qui goûtons fort les ouvrages de philosophie et qui les comprenons en quelque mesure.

Les philosophes classiques écrivaient pour les « honnêtes gens »; c'est-à-dire, pour les gens let- trés, hommes et femmes, d'une haute et fine culture, qui avaient « des clartés de tout » et qui aimaient les idées générales exposées dans une belle langue. Les sciences ayant pris la place de premier rang que les lettres occupaient autrefois dans l'estime publique, et l'art d'écrire étant de plus en plus méprisé par les professeurs même de langue et de littérature, la philosophie s'est « spécialisée », comme tout le reste, c'est-à-dire qu'elle a fait une part continuellement grandissante à un jargon

1. ibUl.

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scientifique dont 1 intelligence reste fermée aux lecteurs qui n'ont pas fait d'études spéciales.

Je ne comprends pas toujours M. Bergson. Pour- quoi? Simplement parce que je ne connais pas assez le vocabulaire des sciences que ce maître possède à fond : les mathématiques, la physique, l'anatomie, la zoologie, l'entomologie, etc. C'est ma faute. Il fallait les étudier.

Il est fort possible que les grands philosophes ne souhaitent point d'être trop facilement compris de tout le monde : mais d'être compris avec l'effort que la recherche de la vérité impose à toute per- sonne cultivée et « honnêtement » instruite, voilà au moins ce que devrait souhaiter chacun de ceux qui pensent et qui savent. Tous ceux qui écrivent, les métaphysiciens comme les conteurs de bali- vernes, — se trouveraient bien de suivre la règle excellente de Spencer, conseillant à qui veut don- ner de la vie et de la clarté au style l'emploi des termes les plus concrets et les plus imagés. Puis- qu'il est bien entendu que tous les termes d'une langue sont des images, choisissons les meilleures, c'est-à-dire les moins usées, et créons-en de neuves, si nous pouvons.

Rien n'est plus digne de tenter l'ambition d'un grand écrivain que les mystères de la métaphy- sique, si proches parents des rêves de la poésie. Quel héros de l'épopée ou du drame égale en grandeur l'Esprit lançant la vie dans l'univers,

113

puis obligé de soutenir une lutte toujours recom- mençante contre la matière même qu'il a créée, jusqu'à ce qu'enfin il sorte vainqueur du combat et que le dualisme du temps présent rentre dans l'U- nité éternelle? Mais quelle plume capable d'impos- sibles miracles nous peindra l'esprit sans matière, affranchi de la forme et de toutes les conditions hors desquelles on ne peut ni l'imaginer ni même le concevoir?

Dans un de ses plus beaux poèmes, Le tourment divin, Sully Prudhomme nous a fait voir l'univer- selle ascension de la nature montant, de degré en degré, jusqu'à l'Idéal suprême, jusqu'à Dieu :

De la pierre à la fleur, de la fleur à la bête,

Jusqu'à V homme, en chaque être ici-bas quelque instinct

L'invite à regarder au-dessus de sa tête

Vers l'être plus vivant que jamais il n'atteint!

Une page de Y Evolution créatrice, suite plus belle encore de celle que je citais tout à l'heure, nous montre aussi dans la plante le point d'appui de l'animal, dans l'animal le marche-pied de l'homme, et nous fait admirer en M. Bergson un prosateur qui ne le cède point au poète du Prisme :

Une telle doctrine (celle qui fait effort pour réabsor- ber l'intelligence dans l'intuition) ne facilite pas seule- ment la spéculation. Elle nous donne aussi plus de force pour agir et pour vivre. Car, avec elle, nous ne nous sentons plus isolés dans l'humanité, l'humanité ne nous

114 LE STYLE, L'AME, LE MOI

semble pas non plus isolée dans la nature qu'elle domine. Comme le plus petit grain de poussière est solidaire de notre système solaire tout entier, entraîné avec lui dans ce mouvement indivisé de descente qui est la matéria- lité même, ainsi tous les êtres organisés, du plus humble au plus élevé, depuis les premières origines de la vie jusqu'aux temps nous sommes, et dans tous les lieux comme dans tous les temps, ne font que rendre sensible aux yeux une impulsion unique, inverse du mouvement de la matière, et, en elle-même, indivisible. Tous les vivants se tiennent, et tous cèdent à la même formidable poussée. L'animal prend son point d'appui sur la plante, l'homme chevauche sur l'animalité, et l'humanité entière, dans l'espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort

Gaston Paris nous a raconté que le noble auteur du Tourment divin souffrait réellement de son im- puissance désespérée à comprendre les rapports du physique et du moral, à s'expliquer, par exemple, comment la volonté agit sur les muscles du bras pour le mettre en mouvement. Du problème qui l'obsédait comme un cauchemar, le doux et profond rêveur a seulement entrevu la solution1, précisée

1. Il semble que Sully Prudhomme ne connaissait pas Scho- penhauer, car il nous eût certainement dit ce qu'il pensait de la solution proposée par l'auteur du Monde comme volonté et comme représentation. Pour Schopenhauer, la liaison de la volonté et

LES PHILOSOPHES ET L ART D ÉCRIRi: 115

par le philosophe Hamelin dans sa thèse de doc- torat : Essai su?' les Eléments principaux de la

Représentation.

Hameiin nous donne, de la difficulté, cette expli- cation nette et hardie, que Y organisme est aussi de la pensée, et que; finalement, le corps c'est l'esprit (pages 357, 377).

Il n'est peut-être pas aisé de voir comment une vie psychique soi-disant pure ou spirituelle, hien voisine de celle que revendiquait pour l'àme le spiritualisme dua- liste, se traduit tout à coup par des actions mécaniques. Mais si Faction mécanique et le fait psychique sont tous les deux de la pensée, si le second suppose la pre- mière, on comprend comment ils font tous les deux par- tie intégrante du même processus.

La thèse doctorale d'Hamelin contient plusieurs propositions bien faites pour être agréables à la sage postérité de Montaigne, qui, ne croyant en méta-

du mouvement musculaire est essentielle non accidentelle) : « Tout acte véritable de la volonté du sujet est aussitôt et inévi- tablement un mouvement de son corps.... L'acte volontaire et l'action du corps ne sont pas deux états différents, connus objec- tivement et unis par le lien de causalité; ils ne sont pas dans un rapport de cause à effet; mais ils sont une seule et même chose, donnée seulement de deux façons totalement différentes : d'un côté, dune façon tout immédiate; de l'autre, comme une intui- tion offerte à l'entendement. L'action du corps n'est rien autre que l'acte de la volonté objectivé, c'est-à-dire entré dans l'intui- tion. Tout le corps n'est rien autre que la volonté objectivée, c'est-à-dire devenue représentation.... La volonté est la con- naissance a priori du corps; le corps, la connaissance a poste- riori do la volonté » (Cité par Th. Ruyssen. Schopenhauer, p. 196).

116 LE STYLE, LAME, LE MOI

physique à aucune vérité évidente ou prouvée, et conservant toute sa liberté de choisir, préfère na- turellement aux doctrines désolantes celles qui nous laissent un espoir et une consolation. Il est réconfortant d'entendre un docteur de la Sorbonne nouvelle traiter de « platitude » et de u sottise » les négations de l'athéisme vulgaire (p. 451). Sa tentative pour concilier son système avec les doc- trines chrétiennes de la Création, de la Chute et de la Rédemption est intéressante, bien qu'elle n'ait rien d'original, étant empruntée à Renouvier, son maître.

Mais vraiment ce « dernier des grands rationa- listes », comme Ta baptisé un de ses pairs, est un peu trop, en son jargon spécial, un ahstracteur de quintessence. Il en convient lui-même, non sans fierté, dans un passage il qualifie sa thèse de travail « du genre ultra-abstrait » (p. 4oi) . Il semble que l'abus de l'abstraction produise dans certaines têtes philosophiques une espèce d'ivresse qui leur ôte le goût de la saine et bonne langue française et ne leur laisse que la passion du verbe incolore et insipide dont ils sont intoxiqués.

Voici en quels termes débute YEssai sur les Elé- ments principaux de la Représentation ; notez bien qu'on n'a rien lu encore et que ce sont, immé- diatement après le titre, sans préface et sans aucune sorte de préambule, les toutes premières lignes de l'ouvrage :

LES PHILOSOPHES ET L ART D ÉCRIRE 1 1 7

Puisque la compréhension et l'extension des idées sont en raison inverse l'une de l'autre, il faut, si Ton pousse aussi loin que possible l'explication du particulier par le général, qu'on aboutisse à un terme dont la compréhen- sion soit réduite jusqu'au dernier point. Pour parler un langage qui serre de plus près la nature des choses, la méthode analytique, en éliminant par degrés toute la complexité du monde, doit arriver, en fin de compte, à un élément simple à la rigueur. Mais qu'on prenne pour élément ultime l'être parfaitement pur et vide ou même, si l'on veut, le néant, ni l'un ni l'autre ne présente la simplicité absolue qu'on devait atteindre. En effet, l'être exclut le néant et le néant exclut l'être, mais il est im- possible de trouver aucun sens à l'un ou à l'autre hors de cette fonction d'exclure son opposé, etc., etc.

Et ainsi de suite, pendant quatre cent soixante- seize pages. C'est épouvantable !

Il était clair pour moi, dès les premières lignes, qu'à ma faible culture philosophique l'ouvrage paraîtrait dépourvu de sens utile et d'intérêt, ou, du moins, ce qui semblait d'abord se présenter comme la pensée essentielle de l'ouvrage. J'en ai continué la lecture néanmoins et je l'ai lu jusqu'au bout, sans rien omettre, parce que je sentais, parce que je savais par d'autres expériences que tout ne me serait pas impénétrable et que le reste finirait peut-être par éclairer à mes yeux l'obscurité de l'entrée. En effet, j'ai rencontré, dans cette longue suite d'abstractions, plusieurs vérités de détail très intéressantes et quelques grandes idées générales qui, appartenant à la thèse principale de l'auteur,

118 LE STYLE, L'AME, LE 3101

ne pouvaient pas avoir pour moi l'attrait des idées particulières, mais cependant m'offraient assez de sens intelligible pour me permettre d'entrevoir une partie de sa pensée.

La doctrine essentielle de l'Essai paraît être que la représentation (contrairement au sens littéral du mot) ne représente pas, à proprement parler, ne reflète pas des objets qui existeraient sans elle et hors du sujet qui les perçoit. Le sens commun s'imagine que la perception est l'image au dedans de nous de quelque chose qui nous est extérieur : le monde, réalité; nos idées, ombre des choses: telle est la manière de voir qui s'impose d'abord à tout regard superficiel, et cette illusion réaliste est si naturelle à l'homme que les plus éminents pen- seurs ne sont jamais parvenus à l'exterminer entiè- rement de leur esprit. On la retrouve, parait-il, chez Aristote, chez Malebranche, chez Kant lui- même, qui a tant fait pour l'idéalisme, mais n'en a pas suivi la logique jusqu'au bout. C'est, nous dé- clare Hamelin, une « proposition monstrueuse », de dire que « la représentation est une peinture d'un dehors dans un dedans ». Pour extirper du jugement une si commune et si énorme erreur, il faut commencer par se débarrasser de la croyance qui est la base du réalisme, à savoir « la dualité substantielle de l'être pensé et de l'être pensant1 ».

i. Si ce résumé malhabile de l'idéalisme d'Hamelin paraît

LES PHILOSOPHES ET L'ART D'ÉCRIRE 119

Hamelin se distingue d'ailleurs et se sépare for- mellement des idéalistes radicaux, pour lesquels l'objet n'a point d'existence réelle et n'est qu'une création de l'esprit. Il paraît croire sans réticence à la réalité du monde extérieur. « L'objet et le sujet, écrit-il, sont également réels. » Et encore : « Rien ne nous empêche de reconnaître, avec le sens com- mun, bien qu'à notre manière, qu'il y a une autre sorte d'existence que l'existence idéale. » Cepen- dant, pour Hamelin, rien n'est « chose en soi ». L'être n'existe vraiment que parla conscience : « La conscience est la synthèse du moi et du non-moi. la réalité hors de laquelle ils n'ont l'un et l'autre qu'une existence abstraite. » « La conscience est, à nos yeux, le moment le plus haut de la réa- lité, et parla le connaître est au cœur de l'être. Au lieu que ce soit un surcroît qui s'ajoute à l'être, le connaître est partie intégrante de l'être. »

J'ai souligné, dans mon exemplaire, avec ces

obscur, les lignes suivantes, un maître, M.. Ruyssen, résume l'idéalisme de Schopenhauer, l'éclairciront peut-être un peu : « L'existence de ce monde est suspendue à un fil unique et léger, à savoir la conscience particulière dans laquelle eile est pré- sente. Supprimez la conscience du sujet, toute représentation s'évanouit, et, avec elle, tout objet, c'est-à-dire en définitive le monde entier.... Objet et représentation sont même chose.... Le monde entier des objets est et reste représentation. Seule, la conscience est immédiatement donnée, et le monde ne l'est que par elle.... Il n'y a pas d'objet sans sujet; car l'objet, par défi- nition, est ce qui est donné à l'aperception d'un sujet; et il n'y a pas davantage de sujet sans objet, de conscience qui ne serait la conscience de rien » [Schopenhauer, p. 152).

120 LE STYLE, L'AME, LE MOI

formules d'un idéalisme encore modéré : « La

représentation est la réalité même » « La

représentation est l'être et l'être est la repré- sentation », cette déclaration je ne puis plus rien voir qui diffère du subjectivisme le plus radical : « Bien entendu, il ne peut exister pour nous que des représentations ou des idées » (p. 396).

Je n'ai garde de discuter ces propositions du profond penseur, et je ne demande pas mieux que de les tenir pour vraies; mais il me semble qu'il eût valu la peine de les mettre en très belle langue française, de les illustrer pour l'imagination du lec- teur ignorant par des exemples clairs et concrets, et que cet honorable effort eût été digne d'un jeune1 philosophe nourri de littérature classique.

Pendant que je lisais sa thèse de docteur, célèbre avant d'avoir paru, qu'il venait de soutenir en Sorbonne, aux grands applaudissements des juges ses collègues, et qu'il m'avait gracieusement adres- sée de Paris, survint l'horrible accident de Goutras (août 1907) : un tamponnement à l'entrée de la gare, un train écrasé, une locomotive renversée, et, sous cette lourde masse, des blessés, des cada- vres, une charmante petite fille épargnée par la mort, mais qui ne pouvait faire un mouvement,

i. Hamelin est mort à cinquante et un ans : mais sa thèse est le très long travail de plus de vingt années.

LES PHILOSOPHES ET L'ART DECRIRE 121

étouffée par le poids des corps inanimés de son père et de sa mère qu'elle appelait à cris déses- pérés

En écrivant à Hamelin pour le remercier de son livre, je ne lui cachai point que certaines choses y étaient restées très obscures pour moi, je lui demandai quelques explications, et, passant au fait récent de la catastrophe dont ma mémoire était hantée, je saisis tout vif cet exemple; je priai le savant professeur de me dire si la locomotive, cause du désastre, n'existait pas objectivement, d'une existence terrible, et comment un idéaliste s'y prendrait pour traduire dans sa langue une si affreuse réalité? Hamelin me répondit, le 2 sep- tembre :

Monsieur1,

En lisant jusqu'au bout un livre aussi rébarbatif que le mien et en trouvant vingt et une pages à en extraire 2, vous m'avez donné une marque d'intérêt personnel dont

1. Hamelin était excessivement poli et cérémonieux. Bien que nous ayons frayé familièrement ensemble pendant vingt-trois ans, il ne me disait pas : a Mon cher collègue ». comme c'est l'usage entre professeurs, surtout de la même Faculté; toutes ses lettres, tous ses billets, dont je possède un grand nombre, commencent par Monsieur». Le 1" janvier de chaque année, il faisait en voiture toutes ses visites du jour de l'an avec la plus scrupuleuse exactitude. Quand nous cheminions ensemble dans la rue, il était attentif à me céder toujours le haut du trot- toir, dùt-il marcher dans le ruisseau.

2. Sur cette vieille coutume que j'ai de faire des extraits de toutes mes lectures, voyez mon chapitre xn « Relire, penser, écrire... mourir » page 276.

122 LE STYLE, L AME, LE MOI

je suis très touché. Vous en ajoutez une autre, précieuse aussi, quand vous me faites part de vos judicieuses observations de langue et quand vous me signalez une faute d'impression dont j'ignorais encore l'existence. Il va de soi que je suis sensible aux mérites de style que vous me reconnaissez. J'avoue que j'ai pris de la peine pour écrire avec propriété et clarté. Mais je n'ai fait en cela qu'imiter M. Renouvier dans ses bons endroits ; quelques-uns de ses derniers ouvrages sont écrits dans un style journalistique la pensée n'arrive à s'expri- mer qu'au moyen de trois ou quatre approximations successives : telle par exemple YEsquisse d'une classi- fication des doctrines. Le cas des Essais de critique générale est tout autre, et c'est un pur préjugé universi- taire qui a empêché d'y reconnaître la manière solide et forte de Descartes.

Je réponds maintenant à quelques-unes de vos diffi- cultés ou questions. Le sens de la page 463-464 se laisse aisément traduire en termes imaginatifs. Assimilons l'univers à un système formé d'une pile électrique de plusieurs éléments, d'un conducteur reliant les pôles et d'un galvanomètre inséré sur le parcours de ce conduc- teur. La conscience universelle qui embrasse le tout, qui est le tout, se trouve symbolisée plus spécialement parle galvanomètre. Les éléments delà pile sont chacun, ou peuvent devenir chacun, une conscience individuelle en accomplissant un acte contingent et libre : dans l'es- pèce cet acte sera de laisser passer ou de ne pas laisser passer le courant. Normalement la conscience univer- selle s'attend à ce que le courant passe toujours. Est-il interrompu du fait d'un des éléments? La conscience universelle ne perçoit rien, il y a lacune dans ses per- ceptions. Aussitôt elle interprète ce rien, cette lacune comme l'effet d'une initiative de l'élément considéré : elle devine ce qui s'est passé et par (sans communica-

LES PHILOSOPHES ET L'ART d'ÉCIUBE 123

tion aucune) elle comble la lacune et rétablit l'unité du système. Voilà qui est clair, d'une clarté sensible, n'est- ce pas? Quant aux raisons qui doivent selon moi faire préférer une telle hypothèse à celle de l'harmonie préé- tablie de Leibnitz, quant aux raisons de cette dernière hypothèse elle-même, cela ne peut malheureusement pas s'exposer avec le même genre de clarté ou, du moins, il y faudrait beaucoup de temps.

Je ne vois aucune difficulté à exprimer en termes idéa- listes la catastrophe de Coutras. Le non-moi n'est que pour le moi, mais il ne saurait se réduire au moi. Du moins je considère comme frappés d'une invalidité radi- cale les systèmes, s'il y en a, qui auraient tenté une pareille réduction. Il y a du nécessaire, et ces données sur lesquelles (directement) notre volonté ne peut rien sont indispensables à l'existence même de la volonté : car sans le déterminisme la liberté n'aurait ni objets ni moyens d'action. réside cette nécessité? Dans la représentation assurément; car autrement elle ne serait rien pour nous. Et ce serait bien heureux qu'une loco- motive en soi écrasât mon corps en soi, car je n'en sen- tirais rien et ne m'en porterais pas plus mal. Le mal n'est dans les cas de ce genre que trop réel, c'est-à-dire que trop senti. Qu'en dire au point de vue de l'optimisme lié à celui du théisme? C'est à cela que M. Renouvier a répondu par son hypothèse de la chute cosmique : la maîtrise du déterminisme nous a échappé tandis qu'au- trefois il était à nos ordres comme est maintenant encore ce déterminisme restreint qui est notre corps propre : et le monde actuel est profondément mauvais. J'accepte cette manière de voir en ajoutant seulement, par un retour aux espérances de Descartes, que nous repren- drons par les sciences l'empire de la nature

Cette lettre est probablement la dernière que le

124 LE STYLE, l'aME, LE MOI

grave penseur ait écrite. Il était à ce moment dans les Landes, en vacances.

Quelques jours à peine venaient de s'écou- ler quand les journaux m'apprirent un nouveau malheur, non plus public cette fois, mais privé, si ce n'est pas un malheur public qu un accident qui met toute la philosophie en deuil. Un matin de septembre, Hamelin se baignait sur la plage inhospitalière et presque déserte de Huchet, en compagnie de deux femmes à son service qui le suivaient dans ses villégiatures. Cette plage est dangereuse pour les baigneurs inexpérimentés, à cause des affaissements d'un sol inégal qui se dérobe soudain et ouvre sous leurs pieds de brusques abîmes. Une des femmes disparut tout à coup. Hamelin ne savait pas nager. La généreuse impul- sion de l'instinct ne lui laissa pas le temps de réfléchir que son sacrifice était inutile : il se préci- pita vers la noyée et périt avec elle

Etait-elle une idée, une « représentation », la nappe d'eau stupide et aveugle qui suffoqua le grand philosophe? Ne tenait-elle son être que de la conscience qu'il eut d'elle, en un rapide éclair, à l'instant il en fut submergé ? Ne reconnaîtrons- nous pas plutôt, avec horreur et avec douleur, qu'elle existait déjà formidablement?

Sans doute, par la pensée, par le génie, par la volonté bonne, par l'amour, par tout ce qui fait de l'homme un être spirituel et libre, par sa bonté pour

LES PHILOSOPHES ET LART D'ÉCRIRE 125

les autres êtres qui est son trait le plus divin, par son empire toujours plus grand sur la nature et par sa conquête récente du royaume de l'air, l'homme reste infiniment supérieur a la matière qui le tue ; mais la matière se venge quelquefois, elle montre quelle existe, qu'elle n'a pas encore perdu son pouvoir de faire à l'esprit beaucoup de mal, et qu'elle ne lui est pas toute assujettie.

CHAPITRE VI

L'Idée du « Moi » dans la Philosophie contemporaine.

Mars 1912.

Si mécontent qu'on soit de son sort, nul homme, je pense, ne souhaitera d'en changer pour devenir une autre personne. On désire l'argent, la position, le succès d'autrui, choses extérieures et transpor- tables; on n'a aucune envie d'être transformé en l'individu même qui jouit de ces biens. Le rêve de Fantasio, dans la comédie d'Alfred de Musset : « Si je pouvais être ce monsieur qui passe!... Ce monsieur qui passe est charmant... » peut traverser l'imagination, parce qu'il serait très intéressant, en effet, de posséder, pendant deux ou trois minutes, « l'essence particulière » à ce monsieur; mais nous ne voudrions pas prolonger l'expérience, parce que nous avons ou croyons avoir notre « essence », nous aussi, et que nous y tenons infî-

L IDÉE DU « MOI » DANS LA PPIILOSOPHIE 127

niment plus qu'à toute autre, quelque évident que fût pour d'autres veux l'avantage de l'échange. Un écrivain pourra être assez humble pour envier cer- taines parties de tel ou tel talent qu'il admire, plus de richesse, plus de mouvement, plus de con- cision, plus d'éclat; s'il a un peu de personna- lité, s'il a la moindre valeur, il ne désirera jamais changer de style, puisque le style est « l'homme même », c'est-à-dire la personne.

Il serait cruellement piquant que ce moi auquel nous sommes si àprement attachés ne fût qu'une illusion. Taine, dans son livre De l'intelligence, s'est appliqué, avec une sorte de passion, à faire évanouir ce « fantôme » ainsi que les autres idoles du spiritualisme classique, l'être, l'essence, la substance, la cause, la matière, l'esprit, l'àme, et, du même coup^ par conséquent, ces grandes forces cosmiques et psychiques dont l'identité fon- damentale, soupçonnée par un savant naturaliste1, est si pleine d'attrait pour la pensée philosophique et religieuse. L'auteur de l'Intelligence montre comment ce moi auquel nous attribuons une subs- tance, où nous voyons une cause, que nous appe- lons notre personne, n'est rien et disparait avec les phénomènes et les états intérieurs dont il n'est que la suite et la coordination, c'est-à-dire avec nos sensations, nos souvenirs, nos espérances, nos

1. Armand Sabatier. Voir sa Philosophie de l'effort.

128 LE STYLE, LAME, LE MOL

idées. Notre langage fait un substantif et notre imagination un être d'un simple rapport, de la particularité que présente un fait d'être constam- ment suivi parun autre fait. Le vide même, le néant auquel l'analyse aboutit quand elle creuse le con- tenu de cette entité verbale, est porté par notre pensée complaisante à l'actif d'un être évanoui tout entier : nous croyons y saisir une essence pure et nous le nommons esprit, parce qu'il est inétendu, incorporel, immatériel^ bref, inexistant.

On se tourmente pour comprendre comment l'âme, substance inétendue, peut loger dans un corps et comment est possible le commerce de deux êtres de natures si différentes. Ces questions tombent avec la vaine métaphysique qui les a suggérées : il n'y a point d'êtres distincts des phénomènes dont ils ne sont que la trame ; il n'y a point de causes distinctes des faits de plus en plus généraux, si l'on remonte la série, de plus en plus particuliers, si on la descend, qui se déterminent et se condi- tionnent les uns les autres.

Une considération saisissante achève la dissolu- tion de l'idée du Moi, si la formidable critique de Taine en a laissé quelque chose debout.

Même quand on se place au point de vue du spi- ritualisme classique, pour lequel la personne est une substance réelle, cette substance, bien exa- minée, n'a point l'unité, la stabilité qu'on lui prête. Tous les êtres vivants sont des assemblages, des

L'iDÉE DU « MOI )) DANS LA PHILOSOPHIE 129

groupes, des sociétés, les individus aussi bien que les organismes collectifs, et des sociétés fort anarchiques parfois. « Mon moi », dites-vous. Lequel? Vous en avez plusieurs, et celui que vous croyez tenir glisse, fuit, s'écoule, change incessam- ment. En outre, il n'est point simple. Des âmes diverses et plus ou moins contraires, à la fois ou tour à tour, composent notre personne. De bonne foi, le regret, le repentir, le remords de fautes datant d'un quart de siècle vous tourmente-t-il aujourd'hui beaucoup? Ne les contemplez-vous pas en spectateurs désintéressés et lointains plutôt qu'en auteurs responsables? Et si, au bout d'un certain nombre d'années, vous vous sentez jouir ainsi du bénéfice de la prescription, n'est-ce pas parce qu'insensiblement un être tout nouveau s'est substitué chez vous à l'ancien?

Un philosophe théiste du dix-neuvième siècle, Pierre Leroux, qui croyait fermement à la réalité et à l'éternité de l'être spirituel, sans croire à l'im- mortalité des âmes et des consciences person- nelles, avait imaginé ou restauré la doctrine de la palingénésie, c'est-à-dire de la durée sans terme de l'être humain par la renaissance des mêmes indi- vidus, dont l'essence indestructible subsiste, mais dont la forme phénoménale se renouvelle sans cesse. Et il montrait que, pour nous renouveler de fond en comble, nous n'avons pas besoin d'at- tendre la mort, vivre n'étant pas autre chose que

9

130 LE STYLE, LAME, LE MOL

mourir continuellement à une certaine forme pour renaître à une autre forme1.

La vieille et importune question de savoir si la mémoire persiste après la mort, sujet d'angoisse pour les pauvres mortels qui aspirent ardemment à conserver leur moi, cesserait de nous causer une si grande anxiété si nous réfléchissions à ce qui se passe dès cette vie. Ici-bas oublier est propre- ment la loi de toute notre existence active et pas- sive. La relation entre ces trois termes : vie, chan- gement, oubli, est tellement étroite que M. Ribot2, sans étonner personne, a pu avancer ce paradoxe qu'une bonne mémoire, bien vivante et bien saine, a pour condition première d'oublier beaucoup de choses; car, sans l'élimination continuelle du nombre prodigieux de petits faits insignifiants qui l'encombrent, comment rappellerait-elle les images importantes? De combien de faits, je ne dis pas anciens, mais récents, contemporains, actuels, le souvenir ne paraît-il pas aboli en nous par une extinction totale et presque immédiate? Si un petit

1. De l'humanilé, tome II, p. 156. M. Bergson a dit la même chose, non pas avec plus de clarté et de force, mais en termes plus rigoureusement techniques : « La vie est une évo- lution. Nous concentrons une période de cette évolution en une vue stable que nous appelons une forme.... Mais, en réalité, le corps change de forme à tout instant. Ou plutôt il n'y a pas de forme, puisque la forme est de l'immobile et que la réalité est mouvement. Ce qui est réel, c'est le changement continuel de forme : la forme n'est qu'un instantané pris sur une transi- tion. » {L'évolution créatrice, p. 327.)

2. Les maladies de la mémoire, p. 43.

L'IDÉE DU « MOI » DANS LA PHILOSOPHIE 131

nombre d'événements exceptionnels surnagent plus ou moins long-temps dans l'abîme d'oubli sombre tout le reste, la trame des petits faits ordinaires dont notre vie se compose est si ténue qu'elle se déchire à l'instant même elle est ourdie.

Les juges de nos tribunaux oublient cette condi- tion de la faible humanité quand ils attendent d'un accusé ou d'un témoin qu'il puisse leur raconter exactement ce qu'il a fait, dit, vu ou entendu il y a un an, il y a un mois, il y a huit jours, à telle heure... Pareille exigence est une énorme erreur psychologique, et les contradictions les malheureux questionnés s'embarrassent en faisant de vains efforts pour se souvenir et pour répondre ne prouvent absolument rien contre ceux qui les commettent.

Il n'est point sûr que la facilité d'oublier ne constitue pas, à tout prendre, un avantage plus précieux que celui de se souvenir. Aux mortels qui caressent l'espoir de recommencer sur la terre ou dans un autre séjour une nouvelle vie, le sens commun objecte que, ayant oublié l'ancienne, nous n'aurons point conscience d'être les mêmes hommes, et alors que nous importera une immor- talité vide de mémoire, c'est-à-dire sans le sen- timent d'elle-même? Vous confondez, répond Leroux, l'apparence avec la réalité, les formes de la vie avec la vie, l'état phénoménal avec l'état essentiel. Le sommeil périodique, pendant lequel

132 LE STYLE, LAME, LE MOI

nous prenons une autre conscience, pourrait déjà vous donner une leçon utile et vous instruire de l'insignifiante altération que la mort produira dans votre personnalité. « Oh! combien les anciens étaient plus dans la vérité que nous avec leur mythe du fleuve Léthé ! Les plus nobles héros, les plus grands sages n'aspiraient, suivant eux, qu'à boire à longs traits ces eaux d'oubli, sans croire perdre pour cela leur existence, leur être, leur identité, leur per- sonnalité, leur moi1. »

« Nous ne pouvons à la fois, écrivait Schleier- macher dans une lettre de consolation à une veuve5, posséder l'être réel et vivre une vie parti- culière. »

Cette métaphysique a peut-être raison ; mais franchement, vous sentez-vous consolés? Ces considérations ont-elles quelque douceur pour nous, pauvres mortels du xxe siècle, qui, devenus trop savants et trop sages, n'osons plus espérer une survie de notre personnalité et de la mémoire qui en prolonge et en conserve la conscience? J'en doute fort ; je ne crois point qu'elles aient la vertu de relever par la moindre allégresse le mélanco- lique abattement des individus convaincus désor- mais du néant de leur forme particulière, et je continue, pour ma part, à ne goûter nulle joie dans la pensée de m'absorber dans le grand Tout.

i. Pierre Leroux. De V humanité, tome I, p. 228.

2. Citée par M. Victor Monod. Le problème de Dieu, p. 1 i2.

L'IDÉE DU « MOI » DANS LA PHILOSOPHIE 133

C'est toujours mon moi que je voudrais « sau- ver1 ». S'il est irréel et inexistant, héJas! je ne sauverai qu'un fantôme, même en m' immortalisant. comme disent les rêveurs de gloire, dans un mo- nument du génie ou de la charité; mais si tous les objets qui nous entourent, si toutes les idées de notre esprit ne sont aussi que des fantômes et des représentations subjectives, mon moi, après tout, ne se trouve pas en plus mauvaise posture que le reste ; et si enfin certaines apparences nous sont éminemment utiles et précieuses, la convic- tion, même erronée, que notre moi existe, peut avoir son utilité et son prix, beaucoup plus d'uti- lité et beaucoup plus de prix que la froide et triste conviction contraire.

Aucune doctrine philosophique n'étant sûre, il faut dire et redire que vraiment nous serions trop sots de nous arrêtera celle dont les conclusions dé- solantes nous laissent sans courage pour vivre et sans espérance à l'heure de la mort. Bénis soient les sceptiques et que le diable emporte les dogma- tiques comme Taine, qui, ravi de démolir ce qui restait encore du vieux spiritualisme chrétien, se délecte avec une sorte de perversité satanique dans la démonstration du néant de notre être personnel :

i. Cf. Des Réputations littéraires, 1" série, p 102. L'In- quiétude religieuse du temps présent, p. 225, etc.

134 LE STYLE,

« Le moi n'est qu'une entité verbale et un fan- tôme métaphysique On voit s'évanouir et ren- trer dans la région des mots la substance une,

permanente, distincte des événements Je suis

une série d'événements et d'états successifs, sensa- tions, images, idées, perceptions, souvenirs, pré- visions, émotions, désirs, volitions.... Nos événe- ments successifs sont les composants successifs de notre moi. Eux ôtés, le moi ne serait plus rien, ils le constituent. »

Le moi n'est donc rien en soi, conclut toujours ce grand démolisseur de Taine; mais, dupés parle langage, nous nous laissons aller à concevoir ce rien « comme une chose distincte, stable, indépen- dante de ses modes, et même capable de subsister après que la série d'où il est tiré a disparu1 ! »

Si cette réduction du moi à zéro pur était une vérité incontestée, incontestable, force nous serait bien de nous y résigner, non point, certes, d'en être fiers et heureux avec l'auteur du livre De l'in- telligence. Mais lephénoménisme, comme les autres doctrines métaphysiques, n'est qu'un chapitre des erreurs de la philosophie aux yeux de plusieurs maîtres dont l'autorité d'abord, si c'est l'autorité qu'invoque notre faiblesse, n'est pas moindre que celle de Taine. Avec ou sans l'aide de ces guides, essayons de raisonner un peu.

1. De V intelligence, t. II, p. 187 et suivantes. Et passim.

LIDÉE DU « MOI » DASS LA PHILOSOPHIE 135

De ce que l'esprit est insaisissable aux sens, étant inétendu, incorporel, immatériel et, par suite, intangible et invisible, est-il logique de conclure qu'il est « inexistant »? Non, puisqu'il ne serait pas l'esprit s'il avait avec la matière cette ressem- blance qu'on se plaint peu judicieusement de ne point trouver. La vanité des idées métaphysiques se prouverait, nous dit-on, en faisant voir, pour l'idée de cause, par exemple, qu'elle est un mot, rien de plus, et qu'il n'y a au monde que des phénomènes et des lois, c'est-à-dire des faits particuliers et des faits généraux, les faits parti- culiers ayant dans les faits de plus en plus géné- raux leur principe, leur origine, leur source

Mais déjà je m'arrête, ne pouvant plus faire un pas qui ne soit une scabreuse aventure ; car le langage philosophique est dépourvu des termes parfaitement clairs et incolores qui seuls pourraient convenir à de pareilles idées.

On relègue au royaume des gnomes et des syl- phes ces petits êtres spirituels, les causes, cachées derrière les faits qu'elles ont le pouvoir occulte de produire; on s'évertue, on s'ingénie à chercher des substituts abstraits au mot trop coloré qu'on vou- drait éviter : à quoi bon? principe, origine, source, comme germe et force, comme tous les autres synonymes de cause, seront toujours des images, c'est-à-dire des fables et de la mythologie; loi, rai- son même sont-ils d'une langue beaucoup plus

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idéaliste que cause? on ne saurait traduire sa pen- sée dans la prose la plus terne sans faire de la poésie, si prosaïque que Ton soit, et sans vaticiner peu ou prou.

Nous donnons, écrit Taine, le nom de cause ou de pouvoir à un certain caractère que possèdent ou que présentent les faits : la propriété, la particu- larité qu'ils ont d'être constamment suivis par un autre fait, nous en détachons par abstraction cette particularité et nous en faisons quelque chose de réel et d'existant en soi. Bon ! variez de nouveau et tant que vous pourrez votre vocabulaire ; appelez maintenant propriété ou particularité ce que vous ne voulez pas nommer cause : prétendez-vous dire que, quand le jour recommence après que le soleil a paru, il n'y a entre ces deux faits qu'un rapport de concomitance ou de succession et que le retour de la lumière et de la chaleur n'est pas dû, comme V effet à sa cause, au retour du foyer d'où toute lu- mière et toute chaleur émanent? S'il n'y avait entre la cause et l'effet qu'un simple rapport de succes- sion, il faudrait dire alors que la nuit est la cause du jour, comme un bon raisonneur l'a plaisam- ment et très pertinemment objecté.

C'est une considération triste ou plaisante, selon la diversité des humeurs et le point de vue Ton se place, c'est en tout cas un fait bien signi- ficatif que l'impossibilité sont les métaphysi- ciens d'aboutir à des résultats vraiment scientifi-

L'iDÉE DU « MOI » DANS LA PHILOSOPHIE 137

ques dans toutes les grandes questions qui ont pour l'homme un intérêt vital.

Un rationaliste convaincu, mais modeste, le philosophe Hamelin, avoue, dans la conclusion de la thèse magistrale qui est sou seul ouvrage1, que « la vérité et la certitude sont en fait infi- niment éloignées de nous et que, jusqu'à son achèvement, le rationalisme absolu demeure forcé- ment un probabilisme ». Un autre philoso- phe, William James, le contraire d'un rationaliste celui-là, nie tout net que l'appareil logique des dialecticiens ait la moindre valeur démonstrative : « Permettez-moi de vous répéter une fois de plus que la vision d'un homme est chez lui le point important. Qui se soucie des liaisons de Carlyle, ou de celles de Schopenhauer, ou de celles de Spencer? Une philosophie est l'expression du caractère d'un homme dans ce qu'il a de plus intime, et toute définition de l'univers n'est que la réaction adoptée à son égard par une certaine personnalité2. » Gela revient à dire que la phi- losophie n'est pas une science, mais un art, et que les métaphysiciens sont des poètes. La seule chose qu'on puisse leur- demander, c'est de cons- truire des systèmes ingénieux et plausibles dont

1. Voir le chapitre précédent. On a récemment publié, d'Octave Hamelin, un ouvrage posthume sur Descartes.

2. Philosophie de l expérience, p. 116. Cité par M. Le Dantec dans la Grande Revue du 10 juillet 1910.

138 LE STYLE, L'AME, LE MOI

toutes les parties se tiennent bien; leurs idées nous intéresseront^ nous plairont, nous persua- deront même, si elles s'accordent avec nos propres tendances, mais personne n'est tenu d'y croire.

Lorsque, après avoir lu Y Intelligence de Taine, on ouvre les principaux écrits des philosophes qui lui ont succédé, on reste confondu de la faible influence exercée sur les grands penseurs originaux par un homme qui croyait certaine- ment avoir révolutionné la philosophie. 11 semble que Fauteur de YEssai sur les éléments princi- paux de la représentation ignore ou dédaigne l'œuvre de son prédécesseur lorsqu'il écrit, à la page 206, ces lignes stupéfiantes : « Beaucoup de penseurs ont cru qu'on ne pouvait définir la causalité sans recourir à ce caractère qu'elle serait une succession constante, et peut-être même y en a-t-il quelques-uns (dans tous les cas il pourrait y en avoir) aux yeux de qui son essence ne constitue rien de plus. » Quelqu'un a peut- être soutenu le paradoxe du phénoménisme : voilà ce que, après le livre célèbre De l'intelligence, un docteur en philosophie écrit tranquillement !

A coup sûr, Taine croyait à jamais impossible le retour des « fantômes métaphysiques » qu'il avait pourchassés, raillés et renvoyés au pays des ombres. Que dirait-il aujourd'hui en les retrouvant toujours là? Un philosophe, Renouvier, commence un gros livre posthume auquel il donne ce titre

L'IDÉE DU « MOI » DANS LA PHILOSOPHIE 139

significatif, Le personnalisme ; un autre, Bergson, affirme que « l'esprit est une réalité » [Matière et mémoire, p. 67), que le moi « n'est pas un agrégat de faits de conscience » (Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 126), et il soustrait absolument la mémoire à la domi- nation de la matière, pour la rendre à ce qu'il continue d'appeler, avec l'ancien spiritualisme, la « conscience » et 1' « esprit ».

Le sens commun ignorant et grossier, appuyé sur une pseudo-science médicale des plus superfi- cielles, fige et accumule dans le cerveau tous nos souvenirs : le savant auteur de Matière et mémoire réduit à néant cette explication matérialiste. Tout ne paraît pas clair dans ses profonds ouvrages à ma tardive et incomplète instruction philosophique; néanmoins j'en comprends assez pour voir qu'il croit à ces grandes choses que Taine niait : la liberté de l'homme, la substance pensante, la cause efficiente et finale, l'esprit, la conscience, l'âme.... M. Th. Ribot, dont l'empirisme très positif se rattache à la philosophie de Taine et ne donne aucun encouragement au spiritualisme nouveau, penche, il est vrai, pour l'hypothèse qu'il appelle « récente » et qui considère la con- science non comme la propriété essentielle de l'âme ou de l'esprit, mais comme un simple « épi- phénomène », c'est-à-dire comme un phénomène « surajouté à l'activité cérébrale », comme un

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« événement dépendant de conditions détermi- nées »; mais Bergson, Hamelin, sans parler de Renouvier, s'opposent de toutes leurs forces au phénoménisme. Pour Hamelin, la conscience est « le sommet de l'Etre » ; l'Esprit, que ce jeune philosophe divinise presque en l'écrivant par une majuscule et en disant, avec l'auteur du quatrième évangile : « l'Esprit était au commen- cement » (p. 449), l'Esprit est « une réalité vivante » pour lui comme pour Bergson : « Tout en restant placés au point de vue idéaliste et en considérant les forces comme des rapports, nous entendons qu il y a de la réalité dans ce qu'on appelle communément efficace, pouvoir, force.... »

« L'organisme est aussi de la pensée » « Le

corps est finalement de l'esprit » (pages 357, 377). M. Bergson, de son côté, répète avec insistance que « la mémoire n'est à aucun degré une émana- tion de la matière » ; loin de redire, après Taine et Ribot, que le moi est « un composé extrêmement complexe », une suite et une coordination de <( phénomènes », il réédite cette vieille et « incon- testable » vérité, que « l'esprit s'oppose à la ma- tière comme une unité puj-e à une multiplicité essentiellement divisible », et il accepte, avec l'an- cienne psychologie, les idées de cause, de subs- tance, de liberté, comme des faits certains, comme des « données immédiates de la conscience ».

L'IDÉE DU « MOI » DANS LA PHILOSOPHIE 141

Le Moi a beau être « merveilleusement ondoyant et divers », il a son unité, sa stabilité relatives. Si l'oubli, non moins facile que nécessaire, d une multitude infinie de choses est un fait indéniable, la persistance de certains souvenirs est indéniable aussi et continue à servir encore d'argument estimé pour prouver l'identité du sujet qui les conserve.

Est-ce la répétition fréquente de l'image ou la force de la première impression qui rend ineffa- çables certains souvenirs? Je n'ai point trouvé peut-être est-ce ma faute et n'ai-je pas su trouver dans mes auteurs de réponse nette à cette ques- tion. Ils nient que les souvenirs soient localisés par des empreintes dans la matière cérébrale ; à propos des rapports de la pensée et du cerveau, ils font une distinction bien juste entre la condition et la cause : l'esprit peut être lié au corps ici-bas, simplement comme à la condition de sa forme humaine et terrestre. « La pensée pure, sans liaison aucune avec le sensible, écrit Paul Janet dans le Matérialisme contemporain (1875), paraît impossible dans les conditions actuelles de notre existence finie. » Et l'auteur de l'Evolution créatrice ajoute : « Le cerveau souligne à tout instant les articulations motrices de l'état de conscience ; mais se borne l'interdépendance de la conscience et du cerveau ; le sort de la con-

142 LE STYLE, L'AME, LE MOI

science n'est pas lié pour cela au sort de la ma- tière cérébrale.... La conscience est essentiellement libre, elle est la liberté même; cependant elle ne peut traverser la matière sans se poser sur elle, sans s'adapter à elle. ...» Mais si les souvenirs ne restent pas dans l'encéphale, ne faut-il pas (demande l'in- corrigible sens commun) qu'ils soient emmagasi- nés quelque part, dans l'esprit sinon dans le corps, puisqu'ils durent et qu'ils reparaissent?

Ici, j'en ai peur, je commets l'erreur dénoncée par M. Bergson dans des pages trop fortes pour moi de haute métaphysique, et je fais la confusion commune d'appliquer à la durée les mesures qui ne conviennent qu'à l'espace. Notre philosophe paraît croire que tous, absolument tous les faits actifs ou passifs de notre existence consciente de- meurent dans la mémoire. Il rappelle ces cas sou- vent racontés « de suffocation brusque, chez les noyés et les pendus, le sujet, revenu à la vie, déclare avoir vu défiler devant lui, comme dans un éclair, tous les événements oubliés de son histoire, avec leurs plus infîmes circonstances, et dans l'ordre même ils se sont produits ». Il se demande jus- qu'à quel point et dans quel sens des souvenirs peuvent réellement s'évanouir? Il cite en l'approu- vant ce mot de Bail : « La mémoire est une faculté qui ne perd rien et enregistre tout1. »

1. M. Bergson aurait pu citer aussi cette jolie image de Bons-

L'iDÉE DU « MOI » DANS LA PHILOSOPHIE 143

Ainsi donc l'unité et la réalité substantielle du Moi, que la critique avait démolie, la critique la restaure assez gaillardement, et toutes les hvpo- thèses métaphysiques en sont là. C'est pourquoi, dans l'universelle incertitude, ce qui seul importe au sage, ce n'est pas qu'on lui fournisse une preuve qui, n'ayant point de rigueur scientifique, n'est qu'une construction élégante et fragile suspendue à la virtuosité des logiciens, c'est de choisir la vérité qui pratiquement paraît la meilleure. Or, il n'est point douteux crue la croyance au moi et à ses synonymes, qui sont la personne humaine, la conscience morale, l'esprit, l'âme, est chose bonne et utile à l'homme, tandis que la conviction contraire ne peut que lui être funeste.

Le moi est réel, non illusoire : tant mieux! réjouissons-nous de la bonne nouvelle ; mais à quoi nous sert cette vérité, qui reste purement théo- rique tant que nous ne la traduisons pas en faits et

tetten : « Je crois que rien ne s'oublie complètement, que rien ne se perd : ce qui manque quelquefois, c'est l'excitateur de telle ou telle idée. La pensée existe quelque part, mais le cor- don de la sonnette n'y est pas. » Un roman de M. Henri Bordeaux, La robe de laine, contient une observation curieuse qui rentre dans le même ordre d'idées ou de faits : « La pre- mière atteinte chez Raymonde se manifesta par une diminu- tion de gaieté. Je n'y ai pas pris garde et je m'en souviens. Il y a dans notre passé toute une part que nous négligeons, mais qui n'a pas consenti à disparaître. »

144 LE STYLE, L'AME, LE MOI

eu action? Vous pouvez, si vous le voulez énergi- quement, devenir une personne : vous n'en êtes pas une par cela seulement que vous existez. La personnalité n'est pas un don banal appartenant à tous ; c'est une distinction éminente et rare, une conquête, une gloire; c'est une perfection l'on monte par le caractère, le talent, la volonté, la vertu.

La multitude des hommes et même l'élite des hommes, dans toutes les heures sans nombre ils s'abandonnent passivement au cours des choses, ne vivent pas de la vie de l'esprit qui, avant de consis- ter dans la maîtrise et la possession de soi-même, consiste au moins dans la réflexion, dans la con- naissance de sa propre pensée, dans la faculté de se regarder faire, de se juger et de se critiquer. Ils sont sans mémoire, sans attention, sans but et sans dessein suivi ; sans force pour se souvenir, sans force pour agir, sans force pour vouloir et pour se résoudre. Incapables de rentrer en soi, pleins de contradictions intérieures, livrés au hasard et aux circonstances, craignant et fuyant tout ce qui est sincère et naïf, ils vivent hors d'eux-mêmes, rem- placent la pensée par un verbalisme conventionnel et machinal et n'ont que les idées d'autrui.

Dans un champ de courses les jockeys, les parieurs, les curieux ne paraissaient pas appartenir à une espèce plus intelligente que les chevaux, le flot des spectateurs et des spectatrices semblait se composer de nullités humaines, aussi peu indi-

L'iDÉE DU (( MOI » DANS LA PHILOSOPHIE 145

viduelles, aussi peu distinctes les unes des autres que les brins d'herbe foulés par cette multitude de pieds, j'eus, en une belle journée d'août 1910, la poignante impression de V inexistence de tant d'êtres veules, faibles, oublieux, inconsistants, incohé- rents, et je songeai : « sont les âmes de ces pré- tendues personnes et pourquoi seraient-elles im- mortelles, puisqu'elles n'ont pas même commencé de vivre? » On l'a dit et redit, comme un de ces lieux communs qu'on répète sans y penser; mais c'est la vérité même, c'est un fait, que le spectacle d'ombres si irréelles ressemble identiquement à un rêve.

Gomme la personnalité, la liberté est un fait réel qu'atteste la conscience ; mais comme la personna- lité aussi, ce fait est une exception, et une excep- tion rare. N'est pas libre quiconque croit l'être. La multitude immense des créatures humaines est assujettie au déterminisme, qui pèse sur toute la nature matérielle et dont seul l'esprit s'affranchit quelquefois .

Nous nous figurons toujours que c'est tout ou rien, que la liberté et la nécessité régnent lune ou Vautre, sans choix de notre part, sans que nous puissions rien y changer, et nous pensons à tort qu'il faut accepter purement et simplement d'être nos propres maîtres ou d'être des esclaves. Notre situation vraie est beaucoup moins simple que cela.

La liberté ne nous est pas donnée, elle nous est

10

146 LE STYLE, LAME, LE MOI

offerte ; de même que la personnalité, nous devons la conquérir. Elle n'a rien d'absolu, elle n'est pas indépendante de notre vouloir, elle comporte des degrés, et la transformation de la bête ou de la chose que nous sommes d'abord par la loi de la matière, en une personne libre, est un appren- tissage, une culture, un art.

Les écrivains se divisent, comme les hommes en général, en deux catégories : l'innombrable cohue des ombres inexistantes et le nombre extrêmement petit des êtres réels qui ont leur personnalité, leur moi.

L'originalité en littérature est la forme bril- lante de la liberté. Gomme les actes libres, les livres qui ne sont pas d'inutiles redites émanent si directement de leur auteur qu'ils en sont l'authen- tique image et, sans avoir besoin d'être signés en toutes lettres, portent sa signature.

Seuls comptent, seuls existent, seuls vivent les écrivains qui manifestent leur personne dans leur pensée et dans leur style avec tant de franchise et tant de maîtrise que, s'ils se rencontrent acciden- tellement avec d'autres, si même ils suivent les autres de dessein formé et les continuent afin d'ac- croître régulièrement le trésor de la littérature, nul ne puisse les accuser d'imitation.

CHAPITRE VII La Fuite du Temps.

Janvier 1911.

Les personnes qui savent le latin et même celles qui ne le savent pas connaissent ces trois mots célèbres d'Horace : Fugaces labuntur anni, et elles ont la mémoire meublée d'autres belles sentences sur le cours rapide des années, qu'on prend pour de vains truismes, tant que l'on reste jeune, mais qui peuvent devenir poignantes quand on vieillit. Il en est de la fuite vertigineuse du temps comme de tous les grands lieux com- muns : ces vérités, insignifiantes en apparence à force d'être vraies, revêtent un sens profond pour l'homme qui en a personnellement senti la pointe dans sa chair et dans son cœur.

L'opinion la plus répandue est que le temps paraît court à l'homme heureux, long à celui qui éprouve de la souffrance ou du chagrin.

148 LE STYLE, l'aME; LE MOI

Certes, l'idée n'est point fausse ; et pourtant ce n'est pas la meilleure explication des impressions si différentes, tantôt de brièveté et tantôt de longueur, que la marche du temps laisse dans nos esprits. L'enfance n'est-elle pas l'âge du bonheur? ce- pendant elle ne trouve pas que le temps soit si court! Un vieillard dont la vie est monotone et même un peu maussade, je n'ai garde de dire : pénible ou douloureuse, la pensée ne serait plus vraie, pourra avoir le sentiment de la fuite rapide des jours beaucoup plus que celui dont l'existence est pleine de joies et surtout de sujets variés de joie.

C'est que les joies et les peines ne sont pas la cause de la différence d'impressions qu'il s'agit d'expliquer : si certaines journées passent comme des éclairs, c'est parce qu'elles sont vides d?, tout ce qui pourrait souligner la marche du temps. Remplissez-les de quelque chose, de quelque chose qui ait de la valeur : elles ne seront plus une ombre fugace, elles prendront corps dans votre existence; elles compteront et ce seront les seules.

Tout le reste est zéro. Cherchez à vous rappeler ce pur néant : vous ne trouverez rien dans votre souvenir. Et voilà pourquoi, en dépit du préjugé commun, les journées plates et ennuyeuses, il faut « tuer le temps », comme on dit, sont, au contraire , instantanément englouties dans l'abîme. Sans doute, elles peuvent sembler longues, très

LA FUITE DU TEMPS 149

longues, pendant qu'on les passe ; mais, dès qu'on les a passées, elles nous font l'effet de l'inanité même, et, fussent-elles au nombre de trois cent soixante-cinq, elles s'évanouissent aussitôt dans notre pensée comme une fraction de seconde.

On se figure qu'une route nouvelle, qui n'a pas pour nous la trivialité des choses accoutumées, doit nous sembler moins longue pour arriver au même but que notre itinéraire machinal de chaque jour. C'est une erreur. Pour peu que nous soyons impatients et pressés, elle nous paraîtra dix fois plus longue, lors même qu'elle serait en réalité plus courte.

Si l'espace qui s'étend devant nos yeux est abso- lument vide, nous nous tromperons toujours sur sa dimension et nous croirons l'horizon moins loin- tain qu'il ne l'est; mais si des objets semés de dis- tance en distance peuvent nous servir de points de repère, alors il deviendra possible de prendre la mesure de l'espace, et plus il y aura de ces objets, plus nous aurons la sensation d'une vaste étendue.

Il en est du temps comme de l'espace. Il faut, pour que nous puissions l'estimer, pour qu'il ne nous fasse pas l'effet d'un rêve oublié au moment il passe, que des réalités le jalonnent.

Quand on nous parle d'un fait d'autrefois ou de naguère, nous sommes presque toujours surpris du temps qui s'est écoulé et nous avons, pour expri- mer notre surprise, deux exclamations tout oppo-

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sées ; le plus souvent, nous disons: « Quoi! déjà deux ans! déjà trois ans!... » Mais quelquefois aussi : « Comment ! ce n'est pas plus ancien que cela ? » Dans le premier cas, qui est le plus ordi- naire, notre vie a suivi son train de tous les jours sans avoir été signalée par rien de remar- quable; dans le second, des événements saillants l'ont occupée et ont fait date. Ces événements ne sont pas nécessairement les infortunes, les catas- trophes, les deuils qui, dans notre brève existence, pèsent d'un poids si lourd : c'est, d'une façon géné- rale, ce qui signifie quelque chose, ce qui commu- nique à la vie une expression, un accent, une phy- sionomie, une couleur et lui ôte sa banalité.

Donc, remplissons le temps de tout ce qui peut lui donner une valeur réelle, le rendre précieux et mémorable.

Puisque la fuite des heures dont rien ne scande le cours n'est qu'une chute précipitée dans l'abîme, marquons le temps en faisant des choses que nous soyons heureux de nous rappeler, en écrivant des choses qui vaillent qu'on les relise, et en nous gar- dant bien de ne dire que des choses riches de sens (nous serions assommants), mais en ayant avec nos amis une conversation toujours agréable, enjouée d'ordinaire et sérieuse à l'occasion.

La vie ne s'envole comme un rêve que pour les rêveurs. Elle a sa réalité, son cours appréciable,

LA FUITE DU TEMPS 151

ses grands ou ses chers souvenirs qui soulignent et fixent le temps pour l'homme actif qui a su faire de chacun de ses jours, je ne dis pas un emploi glo- rieux, mais un usage bon et utile.

TROISIEME PARTIE L'INQUIÉTUDE RELIGIEUSE

Chapitre VIII. La Fin de la vieille Logique et l'Es- sai d'une Méthode nouvelle.

IX. L'Evolution religieuse d'un penseur

catholique. Newman.

X. Réponse à une Enquête du « Cœno-

bium ».

CHAPITRE VIII

La Fin de la vieille Logique et l'Essai d'une Méthode nouvelle.

Juin 1913.

En fermant le beau livre de M. Gaston Riou1, je serais volontiers resté sous le charme de tant de pages ardentes et généreuses que sa veine lyrique y a prodiguées; mais j'avais promis d'en rendre compte2, et je m'étais figuré un peu naïve- ment que le compte rendu critique d'un ouvrage de ce genre devait consister surtout dans une ana- lyse des idées.

Un publiciste bien informé de l'état présent des esprits, auquel je faisais part de mon projet d'un article d'idées et aussi d'une petite difficulté que je trouvais à l'écrire, me dit : « Des idées ! ô homme simple! mais il n'en faut plus. Ce n'est plus la mode. Ce que l'on veut aujourd'hui, c'est de Yac-

1. Aux écoutes de la France qui vient.

2. Article publié dans la Bibliothèque universelle.

156 l'inquiétude religieuse

tion, et d'abord c'est l'ardeur qui fait vouloir et qui fait agir. »

Certes nous serions injustes de ne pas voir autre chose que cette noble flamme dans le livre de notre jeune apôtre; mais comme elle y brille plus que toute autre qualité et qu'elle n'a rien d'ailleurs que d'éminemment honorable, il faut dire d'abord que c'en est le premier caractère et le mérite le plus éclatant. Des chapitres comme L'Ennui de Bouddha qui ouvre le volume, ou comme Le Rêve français qui le termine et l'auteur s'adresse à la France en ces termes :

Jeune fille, si chétive et si courageuse, qui t'avances parmi tes sœurs, la main ouverte et les yeux clairs ;

Jeune fille, la gracieuse, l'indomptable, tes chevaliers ont mis leur amour en toi.

Et c'est à jamais....

de tels chapitres sont de vrais poèmes en prose bien plutôt que des exposés d'idées. Regretterons- nous qu'ils ne soient pas versifiés? Non, car ils le sont peut-être; il se peut que la dernière page, par exemple, si purement poétique et lyrique, soit en vers. Sait-on finit la prose, le vers com- mence, depuis que le « Prince des poètes » a aboli l'emploi des majuscules initiales, seul signe qui distinguât encore de Voratio soluta l'alexandrin français abandonné à toutes les licences ?

Le fervent ouvrage de M. Riou est de ceux dont

VIEILLE LOGIQUE ET MÉTHODE NOUVELLE 157

La Bruyère a dit qu'ils sont « bons » à coup sûr et « faits de main d'ouvrier », puisque, leur lecture « vous élève l'esprit et vous inspire des sentiments nobles et courageux ». Mais il se prête mal à l'ana- lyse, parce qu'il consiste surtout en élans, en élé- vations, en appels éloquents et passionnés. Bien différent des froids écrits qui ne se composent que de sages truismes, il est généralement du moins irréfutable comme les productions les plus judi- cieuses. On ne réfute pas, on ne discute pas, et l'on peut difficilement analyser la prédication enthou- siaste de la foi, du dévouement au vrai et au bien, de l'activité au service de la patrie. Tout cela est excellent, mais tout cela échappe par son évi- dence même à ce que la langue de Montaigne et celle du xvne siècle appellent le « discours », à ce que la langue de Platon appelait la dialectique, c'est-à-dire la suite logique du raisonnement.

On sent que pour louer en termes convenables et pour caractériser un tel style, il faudrait lui em- prunter ses couleurs et son allure lyrique, appliquer à l'auteur lui-même ce qu'il dit quelque part du comte Albert de Mun : « Devant cet homme en redingote, qu'on voudrait admirer en cotte de mailles et en armet, la lance au poing, sur un che- val bardé de fer, devant ce paladin moderne... on se sent fier d'être Français » ; ou bien encore il faudrait, quand on n'est soi-même qu'un prosateur ordinaire, demander à M. Lucien Maury la permis-

158 l'inquiétude religieuse

sion de répéter la jolie phrase de son article de la Revue bleue :

Le beau livre de jeunesse que celui-ci! ardent et loyal, éperonné, casqué, tels ces adolescents armés des tournois anciens, que l'on aimait pour leur grâce, leur feu, leur beau courage, l'audace courtoise de leur épée

Cette vive image d'un jeune guerrier en armes et bouillant comme Achille se présentera sponta- nément à l'esprit de tous les lecteurs de M. Gaston Riou. Il s'en est lui-même servi dans un beau pas- sage où il exprime éloquemment cette idée juste que la passion fait toute la force des doctrines et qu'il faut toujours que l'on sente un cœur d'homme palpiter sous l'armure :

Des raisonnements? la belle affaire î... Qu'on aille jusqu'à l'âme initiale des philosophies : sous i'écorce dure et bariolée on découvre une passion. Une passion ardente, persistante, énergique, a forgé tout le système et le commande. Ce n'est pas l'armure de mots et de formules dont elle aime' à se vêtir qui a jamais séduit ou repoussé les hommes; c'est elle seule. Seule elle st active. Seule elle fait et défait le monde. Qu'elle meure, et le système meurt de sa mort, armure vide qui s'é- croule, chose inutile désormais, provende tout au plus pour les critiques, ces collectionneurs de pano- plies. Car toute idée vivante est une passion; une pas- sion, c'est-à-dire un homme.

VIEILLE LOGIQUE ET MÉTHODE NOUVELLE 159

Le discours d'autrefois, œuvre de raison, d'ordre et de logique, demandait un style qui, au risque de paraître un peu incolore, fût clair avant tout et plein de sens, qui n'arrêtât, ne retardât par rien, non pas même par les trouvailles les plus ingé- nieuses du vocabulaire ou de la phrase, l'intelli- gence immédiate des idées. Le talent d'écrire vou- lait donc la perfection négative d'abord, que notre nouvelle jeunesse française trop impatiente méprise, méconnaissant tout ce qu'exige de pensée et d'art un soin constamment attentif à éviter toutes sortes de fautes. Le style de M. Riou a d'admirables qua- lités positives : l'éclat, la richesse, l'esprit, la cou- leur, le mouvement, la poésie, la vie.... A-t-il le mérite qui consiste simplement à être sans défauts? Non, et je n'ai aucune crainte de lui faire de la peine par cette constatation; car je crois, au contraire, qu'il ne serait pas fier du tout d'être loué pour sa correction classique.

Dans le bel empressement de sa plume, il lui arrive d'écrire des mots les uns pour les autres, ou de dire le contraire de ce qu'il veut dire, ou de ne pas même donner à sa phrase la construction rudi- mentaire sans laquelle toute ombre de sens nous échappe : « Eux qui s'étaient sentis longtemps étrangers et solitaires dans leur patrie, dans cette patrie qu'ils aimaient pourtant de l'amour

160 L INQUIÉTUDE RELIGIEUSE

d'un moine pour son Christ et en même temps qu'ils étaient illuminés et comme vaincus par une force impérative et surhumaine, ils rejoignaient les vrais Français, les fils les plus nobles et les plus purs de ce sol natal qu'encombre aujourd'hui une espèce de horde sans foi ni loi. » (P. 225)???

Le substantif replàteur (p. 207) n'est pas une faute d'impression, car il est répété à la page 235 : c'est donc un enrichissement de la langue française, ainsi que le verbe houent les idées bouent comme en un vase clos », p. 47), que nous devons au critique généreux qui a fait don d'une préface à M. Gaston Riou, mais qui peut-être eut tort d'ajouter à ce cadeau princier trop d'exemples hardis d'une façon toute nouvelle d'écrire un peu témérairement imitée par notre jeune « paladin ».

« L'on voit déjà poindre à l'horizon une littérature dont V étreinte passionnée fera non seulement jaillir de ce chaos l'àme d'ordre qu'il recèle, mais encore en déduira une logique pratique et un devoir » (p. 272). Ce langage est contraire au vieux pré- cepte qui prescrivait la convenance et la propriété des images ; en voici un autre qui viole la règle an- cienne d'éviter les mots redondants et superflus : « Toute église chrétienne est la gardienne d'un se- cret d'allégresse, de force et d'espérance, le paladin d'un idéal de droiture et de fraternité surhumaine, secret et idéal qui, pour chaque fidèle, s'incarnent dans un souvenir brûlant et immortel » (p. 136).

VIEILLE LOGIQUE ET MÉTHODE NOUVELLE 161

Ces méchantes critiques1 ne seraient qu'un pé- dantisme odieux, si elles ne pouvaient pas être utiles à quiconque tient une plume et si elles n'avaient pas une portée morale. La langue, ins- trument de la pensée humaine et de la vérité, a droit au respect de tous ceux qui pensent et qui ont foi en la vérité; l'homme investi de la fonc- tion sérieuse d'écrire doit toujours se rappeler que ce qui vaut la peine d'être dit mérite et exige d'être bien dit.

J'ai hâte de citer du bon Riou. Il y en a, et du très bon. Mais je le chercherai moins dans les pages l'écrivain est en état lyrique que dans celles il parle comme un « honnête homme », comme un simple raisonneur. Voici une bien spirituelle appré- ciation de notre époque :

Il saute aux yeux, d'abord, que notre époque est laborieuse et combative. Elle a peu de temps à consa- crer au rêve. Elle ignore ces belles tristesses qui ron- geaient naguère, au début du siècle dernier, Toisivelé

distinguée des romantiques Notre temps aime la vie

tout bonnement, d'instinct, sans chercher à cet amour des raisons compliquées. Il ne trouve aucun ridicule à se laisser attendrir par la plainte d'Iphigénie. Il ne sent

1. J'en biffe ici plusieurs et je voudrais de bon cœur les effa- cer toutes, si ce n'était pas un devoir d'y insister un peu, d'au- tant plus que je suis seul à me charger de celte ingrate besogne. L'indifférence profonde de la critique et du public lettré pour des péchés contre la langue qui auraient fait jeter les hauts cris à nos pères, est le symptôme le plus grave de la « crise du français » étudiée au chapitre iv.

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pas la joie qu'il peut bien y avoir à n'être rien. Pour le grand Hindou, vivre était le mal fondamental; vivre, au contraire, est pour nous le bien essentiel, le bien qu'il faut gérer soigneusement, accroître au prix de tous les labeurs, de tous les combats. Partout la bataille, par amour pour la vie. Les races, les nations, les classes, les individus, tous, voulant vivre, se font une concurrence acharnée. Subsister, résister, conquérir est la préoccupation universelle; abdiquer, la commune épouvante.

L'auteur donne quelque part, avec beaucoup de finesse et un grand bonheur d'expressions, l'expli- cation qu'il faut probablement tenir pour la meilleure, parce qu'elle est la plus simple et la plus humaine, de la facilité avec laquelle tant de catholiques éclairés ont fait leur soumission au pape. On trouvera plus loin, en son lieu, cette très intéressante citation. Citons ici une autre page tout est excellent, fond et forme, la pensée, le sen- timent et le style :

Si la décadence est fatale, il n'y a plus qu'à se lais- ser rouler jusqu'au fond Mais, en vérité, qu'est-ce

que ce dogme de l'unique âge mûr? Un peuple est un peuple, c'est-à-dire des vieux et des jeunes, des hommes qui meurent et des hommes qui naissent. Changez l'es- prit de la jeunesse, changez surtout l'âme de l'élite, et la nation est changée; exemple : l'Angleterre abrutie et sceptique du commencement du dix-huitième siècle qui, grâce à la propagande wesleyenne, devint en une génération l'Angleterre croyante et forte décrite par

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Macaulay; exemple : le Risorgimento italien; exemple :

la France de Gambetta et de Ferry Notre histoire

n'est-elle pas toute parsemée de crises? Est-ce au pays de Jeanne d'Arc se reprenant soudain à L'heure même il parait s'être définitivement donné à Henry d'An- gleterre qu'il appartient de douter de sa constante pos- sibilité de renaissance? Est-ce au pays le plus sensible aux idées claires et généreuses qu'on ferait l'injure de le croire incapable de suivre une nouvelle élite, vrai- ment française et vraiment croyante, unissant l'esprit pratique au sens moral?

On a fait quelque bruit d'une erreur de M. Gas- ton Riou qui, trompé par des ressemblances super- ficielles, n'a pas vu la différence profonde qui existe entre l'esprit de la Réforme protestante et celui de la Révolution française. Il écrit (et je ne donne plus ceci comme du bon Riou, ni pour l'idée ni pour la langue) :

Jadis la nation française fut le corps le plus compact, le plus achevé, le plus un. Mais, sournoisement injecté dans son organisme, un ferment, qui s'appelle ailleurs la Réforme et, chez nous, la Révolution, et qui porte légitimement ces deux noms, puisque celle-ci n'est que la conséquence de celle-là, ce ferment, dis-je, distendit peu à peu et en vint à disloquer le chef-d'œuvre. Il travaillait dans l'Europe entière. Avec fracas ou en

silence, il y multipliait inexorablement ses cultures

En France, son œuvre, sans effet d'abord, fut enfin et tout à coup violente, vertigineuse, radicale. Une royauté clairvoyante l'avait soigneusement éliminé durant deux

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siècles, pressentant qu'il serait funeste à l'absolutisme. Mais il était allé se loger chez les voisins, y avait pul- lulé et, sans bruit, y avait fabriqué ses toxines.... Vint le dix-huitième siècle Par le détour d'une philoso- phie souvent athée, le virus réformé était rentré en France, et de sa fermentation tumultueuse jaillissait la République.

Cette genèse et cette odyssée, cette alchimie ou cette cuisine du bienfaisant « virus » sont formle- lement contestées par les historiens et les philo- sophes de l'histoire. Dans son livre de 1905 qui reste excellent, Les deux Frances, M. Paul Seippel avait constaté, entre la Renaissance et la Réforme, deux autres pseudo-sœurs dont on veut faire aussi des parentes à tort, « une hostilité foncière » ; car toutes deux sont individualistes, mais l'indi- vidualisme de l'une n'est que l'anarchie de la nature et de l'instinct ; l'individualisme de l'autre, bien loin d'être anarchique, soumet la liberté à une autorité morale intérieure reconnue par la con- science. Entre la Réforme et la Révolution, l'hosti- lité n'est pas moins foncière, comme M. Faguet l'a très bien vu et très bien montré, puisque celle-ci n'a nullement affranchi l'individu et qu'elle n'a point fait autre chose que de substituer la souveraineté du peuple à la souveraineté du roi.

Pour le critique qui cherche quelque chose à se mettre sous la dent, c'est une bonne fortune d'avoir à combattre une idée fausse dans un livre tel que

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celui que j'essaie d'analyser; car elles y sont plu- tôt rares, et si Ton ne rencontre pas beaucoup d'idées fausses dans le volume de M. Gaston Riou, c'est peut-être parce qu'il n'y a pas assez d'idées nettes.

Dans une comédie d'Emile Augier, une dame revenant de l'église parle avec admiration d'un prédicateur qui a prêché sur la charité : « Il a eu sur la charité des pensées si nouvelles î » « A-t- il dit. grogne Giboyer, qu'il ne faut pas la faire? » A défaut d'un déploiement extraordinaire d'élo- quence ou de poésie, je ne vois guère que le sophisme ou le paradoxe qui puisse rajeunir les lieux communs.

Quoi de plus utile, par exemple, quoi de plus beau que le patriotisme et quelle meilleure exhor- tation pourrait-on adresser à la jeunesse française que celle d'aimer sa patrie? Mais pour remplir les âmes d'ardeur patnotrique, il n'est pas besoin de discours : le même effet s'obtient en chantant la Marseillaise. Si l'on voulait intéresser à l'idée pa- triotique non plus seulement les cœurs, mais les intelligences, il faudrait introduire des défini- tions et des distinctions, séparer du noble et pur amour de la patrie les fureurs et les étroitesses qui l'enlaidissent, faire au pacifisme sa part, au point d'honneur national la sienne, et transformer l'hymne sainte ou la sonnerie guerrière en disserta- tions de morale, de philosophie et d'histoire.

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M. Gaston Riou a l'âme bien trop haute pour être patriote à la façon chauvine. Sans changer l'allure presque toujours lyrique de son style, il a très nette- ment marqué la nuance exacte de son patriotisme, et c'est la bonne nuance, celle qui concilie les deux cultes également sacrés de la patrie et de l'hu- manité. S'il aime tant la France, non seulement d'instinct, mais avec réflexion, c'est parce qu'elle est la plus grande des patries, je veux dire la moins exclusive, la plus universelle. Félix Bovet, le très curieux philosophe individualiste de Xeu- châtel, haïssait tous les peuples en tant que peuples, parce qu'ils n'ont rien d'aimable, étant naturellement ennemis les uns des autres ; mais ce qui, par un unique miracle, rend la France excep- tionnellement sympathique, c'est son généreux amour des hommes en général. Le nationalisme, en ce qu'il a d'étroit et de jaloux, est contraire à toute la tradition française.

La France, avait écrit M. Paul Seippel avant M. Riou, fut dans l'histoire la nation expansive par excellence. De tous temps elle s'est senti la mission d'avoir un rôle à jouer parmi les peuples delà chrétienté et à leur tête. A une époque les autres peuples n'ont pas encore pris conscience d'eux-mêmes, cet idéal est déjà évident à la France; il devient partie intégrante de sa constitu- tion morale; il rayonne déjà de tout son éclat dans la Chanson de Roland. Les Français y apparaissent comme le peuple élu, placé par Dieu à la tête de la chrétienté dans la lutte contre l'infidèle. Déjà l'on sent

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passer le souffle des Croisades, qui seront essentielle- ment une œuvre française. Même dans les temps les plus sombres cet idéal ne s'obscurcit jamais entiè- rement. Aux heures des grandes crises il reprend tout son éclat. L'esprit des Croisades revit en la Révolu- tion et lui donne sa valeur humaine. La Révolution anglaise était restée purement anglaise. Pour que le souffle révolutionnaire ébranlât l'Europe, il fallut qu'il passât sur la France. Par son don de sociabilité, la France seule eut le pouvoir de prêter à une idée une force de propagation universelle.

Personnellement, k un degré rare, M. Gas- ton Riou est -rempli de cet amour des hommes, de ce prosélytisme universel qui caractérise le patrio- tisme français. L'âme des croisés respire en lui. Mais il veut la conversion de l'infidèle, non sa mort, car l'infidèle qu'il voudrait exterminer, ce n'est point telle ou telle secte, c'est l'esprit sectaire qui engendre les sectes, les excite les unes contre les autres et contrarie l'œuvre sainte de l'amour. Jamais polémiste engagé dans la lutte des partis ne fît plus noble rêve de paix et de fraternité.

Il n'est pas mauvais qu'un vocable, sinon inédit, du moins peu en usage, nous cause de la surprise en revenant de loin pour vêtir les idées auxquelles on veut donner un lustre nouveau : M. Riou a res- tauré le mot œcuménique au sens d'universel; il voudrait que toute la terre habitée communiât dans la même foi généreuse.

168 l'inquiétude religieuse

Si grande est sa charité que soudain on le voit, à à la page 31 o de son volume, se prendre d'un accès inattendu de tendresse pour certains « misé- rables », de ceux qui inspirèrent à Victor Hugo non son fameux roman, mais les vers célèbres aussi de la Pitié suprême : j'entends les scélérats plus malheureux et plus à plaindre que leurs victimes, selon le grand poète; les tyrans, les bourreaux, les persécuteurs inquiets, les êtres cruels et lâches auxquels il ne manque que d'être les maîtres de la France pour massacrer protestants et juifs, et qui glorifient le crime de la Saint-Barthélémy comme « une nuit splendide pour le triomphe de la patrie et de la religion1 ». Je refuse nettement à de pareils bandits le nom de parti politique; on ne discute pas leurs idées; on se tient prêt, pour sa défense personnelle, à leur répondre avec une bonne arme comme aux malfaiteurs de la rue, et patriotique- ment on se serre en bons et fidèles citoyens autour des gouvernements qui nous protègent contre leurs attentats.

Je ne pouvais donc qu'applaudir de toutes mes forces M. Riou lorsqu'il écrivait d'abord, page 138, avec une saine franchise de langue et de pensée :

Je ne veux pas dire un mot de cette espèce nouvelle de démoniaques qui ne voient dans le catholicisme que la gendarmerie du privilège et qui la soutiennent sans

1. L'Action française, article de l'année 1900.

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un atome de foi au cœur, sans le moindre élan désinté- ressé, mais de tout le zèle rapace de leur âme calleuse et crochue. De s'étendre sur certains sujets avilit.

A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle parler! Et alors, devons-nous regretter comme une défail- lance de logique et de fermeté qui déconcerte, ou admirer comme l'effort d'une pitié suprême, tout à fait impossible à une vertu ordinaire, la haute clé- mence qui fait découvrir plus loin à notre auteur des circonstances atténuantes pour ces drôles :

Plusieurs, âprement déçus, se sont retournés contre l'idéalisme lui-même. Leur foi a fait banqueroute. Les scandales de la République et cette universelle dimi- nution de l'âme qui accompagne toujours l'irréligion les ont comme affolés. Ils sont devenus en même temps matérialistes et catholiques. Ils ont juré une haine im- mortelle à la Révolution. Ils ont tissu une doctrine du patriotisme qui exclut de France presque toute la France. Bref, leur ressentiment contre la démocratie est si exaspéré qu'ils déraisonnent. Mais comment leur imputer à crime leur fanatisme cynique, leur brutalité soi-disant scientifique, quand on sait qu'en fait tout cela est gonflé de sensibilité, que ce n'est qu'un lyrisme de douleur qui se déguise? Ils ont bien tort de se mo- quer des poètes romantiques et de prendre un air positif et sec. La seule noblesse de leur doctrine n'est- elle pas d'être une doctrine de désespoir?

x\h! les pauvres gens! cela fend le cœur. En vérité, M. Gaston Riou est bien bon!

Mais soyons justes même pour le Diable, je veux

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dire pour les hommes que notre langue classique aurait, avec la Bible, appelés tout bonnement « les méchants ». Sous cette apologie paradoxale des pires ennemis de la patrie et de l'humanité, il y a quelque chose de profondément vrai : c'est que le Français reste, au fond, tellement idéaliste que le culte de l'idéal se retrouve même dans ses fureurs les plus subversives et jusque dans sa guerre im- pie aux formes consacrées de la vérité et de la beauté. Des hommes de gouvernement, des écri- vains politiques ou religieux, M. Ferdinand Buis- son, M. Paul Sabatier, M. Paul Bureau, M. Wilfred Monod, ont éprouvé pour les sectaires violents du matérialisme et de l'athéisme une sympathique in- dulgence bien digne de remarque et qui procède de cette observation peu banale que ces fanatiques sont des idéalistes déçus, de même que la misan- thropie a souvent son origine dans un tendre amour des hommes trompé par une cruelle expérience.

Les mots « religion laïque » ne sont pas toujours une mauvaise plaisanterie, un paradoxe logique, une contradiction verbale.

M. Paul Sabatier aperçoit finement trop fine- ment peut-être dans l'effort laïque « la suite et l'héritier d'une tradition à la fois chrétienne et fran- çaise », un succédané du grand mouvement de foi qui créa les cathédrales au moyen âge ; car « dans

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l'idée laïque », affirme-t-il et nous ne demanderions pas mieux que de l'en croire, « non seulement il n'y a aucun élément antireligieux, mais il ne fau- drait pas la creuser beaucoup pour y trouver une idée mystique », et il pense avec profondeur que « la crise morale contemporaine vient surtout de ce que ïidéal moral laïque dépasse sur certains points l'idéal moral religieux ».

Dans un très intéressant et très substantiel chapitre intitulé « Les arcs-boutants du sanc- tuaire », M. Gaston Riou fait cette constatation extrêmement grave que les petites gens, naguère encore et durant tant de siècles le meilleur sou- tien de la religion et de l'Eglise, ont fini par perdre la foi et, avec la foi, le respect, tandis qu'au contraire les aristocrates de la fortune et de l'es- prit, les sceptiques, les voltairiens, « les Caïphes., les Pilâtes et les Gamaliels, qui n'eurent pour Jé- sus qu'un haussement d'épaules amusé, ou du mé- pris, ou des outrages, ou une croix », sont deve- nus, pour des raisons toutes politiques et sans plus croire au Christ que leurs ancêtres incrédules, « la suprême ressource des prêtres de son temple » .

Or comme, pour entretenir la vie, un foyer de foi est toujours nécessaire, la foi n'a pas disparu, elle a simplement changé d'objet. « Le sentiment religieux qui subsiste au cœur des simples a pris un autre cours, écrivait, il y aune dizaine d'années, M. Paul Seippel. C'est le socialisme qui, à son tour,

172 l'inquiétude religieuse

est devenu religion, c'est lui qui évoque les ra- dieuses perspectives d'un avenir de bonheur, c'est pour lui que battent les cœurs ulcérés par les souf- frances injustes, c'est lui seul qui est encore ca- pable de faire école d'apôtres et de martyrs. »

Dans son mémorable livre sur La crise morale des temps nouveaux, M. Paul Bureau plaide pour les socialistes avec l'éloquence que donne au juste le besoin généreux de prendre la défense d'un parti calomnié :

Il est d'usage parmi les bourgeois de flétrir le col- lectivisme comme un groupe d'appétits bassement égoïstes, sous la direction de quelques leaders politi- ciens qui ont trouvé une carrière clans l'exploitation consciente des passions mauvaises de leurs commet- tants Mais ceux-là connaissent bien mal la nature

humaine qui croient que ce sont ces hommes qui ont

fait la grandeur et le succès du socialisme La doctrine

a aussi rencontré des hommes capables non pas de vivre en l'exploitant mais bien plutôt de souffrir et de mourir en la servant. Elle est devenue ou, pour mieux

dire, elle a toujours été une religion Les sacrifices et

parfois le martyre, religieusement acceptés, furent les instruments de sa diffusion.... Malheur à nous si, après plus de trente-six ans écoulés, nous n'avions pas le cœur assez haut placé et l'intelligence assez probe pour reconnaître que parmi les insurgés qui, en 1871, subirent avec tant de courage la sanglante répression de la Commune, la proportion était grande de ceux qui pensaient que le service de la « cause prolétarienne » valait tous les sacrifices et le don de la vie même.

VIEILLE LOGIQUE ET MÉTHODE NOUVELLE 173

Devant ce beau langage si plein de sagesse et d'amour des hommes, on éprouve quelque honte du plat égoïsme bourgeois qui nous fait mettre en doute la foi ardente et haute des meilleurs parmi ceux dont le rêve est une cité plus juste.

Il nous reste d'ailleurs permis de nous demander s'il y a autre chose qu'une hyperbole ou une méta- phore dans l'emploi que notre langue nouvelle fait ici du mot religion. Le socialisme, le patriotisme, comme le culte de l'art et celui de la science, peuvent créer des espèces d'églises, de sociétés grandes ou petites, unies par un lien mystique et religieuses en ce sens. Mais le caractère essentiel de toute religion proprement dite ne fut-il pas tou- jours d'ouvrir à l'homme des horizons célestes, et si nos espérances, si nos curiosités spirituelles se bornent à cette vie sublunaire, ne devient-il pas un peu abusif de faire encore usage de ce nom ?

C'est pourquoi M. Gaston Riou, regardant plus haut que l'idéal social, que les patries terrestres et que toutes les choses humaines, finit par faire dans sa pensée et dans son livre une place de premier rang à la question vitale de l'avenir du christia- nisme.

Nous allons aborder cette question après lui ; mais comme elle est pour nous la plus intéressante de celles il touche, et que l'auteur ne me paraît pas l'avoir traitée avec toute la netteté et toute l'ampleur désirables, je me permettrai, sans être infidèle à sa

174 L INQUIÉTUDE RELIGIEUSE

pensée, d'élargir ici notre analyse et je tâcherai de dire, un peu plus explicitement cpi'il ne l'a fait, quel son entend aujourd'hui, dans Tordre propre- ment religieux, un esprit sérieux et attentif se tenant « aux écoutes de la France qui vient ».

Protestant, M. Gaston Riou met dans le protes- tantisme tout son espoir.

Cette préférence bien naturelle n'a plus la signi- fication étroite et précise qui aurait autrefois réjoui le cœur de quelques chrétiens français, mais qui en aurait contristé un plus grand nombre. Car désor- mais il ne s'agit plus de recevoir et de prêcher, en opposition avec d'autres credo, un certain credo exclusif et définitif. Après de longs errements, les protestants ont fini par comprendre cette vue pro- fonde de Yinet, leur plus éminent penseur, que la Réforme continue toujours loin d'avoir été achevée au seizième siècle.

Un temps fut et se prolonge encore, mais Dieu merci il touche à son terme, la superstition de la lettre était si grande chez les Réformés que ces hommes de la « variation » exigeaient vraiment dans leur doctrine plus de fixité que l'Eglise du roc, et que la largeur, la souplesse, la vie, l'intelligence des idées nouvelles et l'art de s'y adapter se se- raient trouvées bien plutôt, théoriquement et en fait, chez leurs adversaires que chez eux.

VIEILLE LOGIQL'E ET MÉTHODE NOUVELLE 175

L'intransigeance dogmatique, l'orgueil spirituel d'une église se fiant pour l'interprétation des Ecri- tures à la seule intelligence des individus, même assistée du Saint-Esprit, donna de bonne heure aux protestants cette morgue, cette roideur qu'on leur a tant reprochées et qui sont la grande cause de leur impopularité. Et l'incompatibilité d'humeur, héritage de trois siècles, continue entre les Fran- çais et les protestants, même après la profonde ré- volution intérieure qui devrait tout changer, mais qui est encore trop récente pour avoir produit son effet.

Cette profonde révolution consiste dans une éva- luation nouvelle des deux forces respectives la lettre et l'esprit, l'autorité et la liberté, le passé et l'avenir, la tradition et le progrès dont l'antago- nisme nécessaire constitue l'originalité du protes- tantisme. Il y avait dans la religion « prétendue réformée » un fond de catholicisme si dur, elle était conservatrice avec une telle outrance qu'elle ne se contentait pas de vouloir arrêter le mouvement, elle prétendait retourner en arrière : étrange défi à l'histoire, à la vie. au cours éternel et naturel des choses, qui inspirait à Emile Faguet cette jolie boutade : « Ce qui fait que je n'aime pas les protes- tants, c'est qu'en général ils sont ultra-catho- liques1. »

i. Le libéralisme, p. 33 1 . Voyez aussi Politiques et mora- listes du XIX" siècle, 2e série, p. 3*1.

176 l'inquiétude religieuse

La droite logique poussée à l'extrême condamne, en effet, le protestantisme soit à demeurer la forme la plus immobile du catholicisme, soit à devenir une simple philosophie. Mais Y ordre de la logique n'est point celui de la vérité vivante. Le protestan- tisme a pu rester une religion originale et vivre, justement parce qu'il s'est peu inquiété d'être logique. Il a toujours réussi à concilier pratique- ment les deux grands principes contraires qui le constituent, sans que leur proportion ait été con- stamment la même.

Les dogmes excessifs et radicaux de l'inspiration littérale des Ecritures et de leur autorité souve- raine devaient susciter, par réaction, un rationa- lisme négateur également radical, et c'est ce que nous vîmes au milieu du dix-neuvième siècle. Ce violent conflit, logiquement insoluble dans les termes les deux adversaires posaient la question, a cependant pu prendre fin sous l'influence du néo- criticisme et du néo-mysticisme qui succédèrent, après 1870, au culte de la science positive et à l'in- tellectualisme raisonneur des derniers cartésiens. Renouvier, disciple de Kant, fut le maître des pen- seurs nouveaux qui semaient pour l'avenir, en attendant que Yintuitionisme de Bergson devînt à la mode.

La grande doctrine du salut par la foi, article essentiel de la religion chrétienne protestante, était restée fort mal comprise tant que durèrent et s'op-

VIEILLE LOGIQUE ET MÉTHODE NOUVELLE 177

posèrent le rationalisme orthodoxe et le rationa- lisme libéral. On confondait la foi du cœur, qui seule est salutaire et vivifiante, avec l'adhésion de l'in- telligence à des doctrines; ou, si on les distin- guait, si l'on tenait la possession de la vérité par le cœur pour l'indispensable complément de l'ac- quiescement intellectuel et pour la seule marque du vrai chrétien, on subordonnait la foi aux con- clusions de la logique comme dépendant de celles-ci. Le raisonnement, le discours, restait l'unique che- min de la croyance.

Le discrédit général de l'intellectualisme en phi- losophie aida puissamment la nouvelle apologé- tique en ouvrant ou en rouvrant les voies à une méthode renouvelée de Pascal et d'abord de Jésus, celle de la foi directe. Mais les vieux errements ont la vie dure, et le conflit de deux partis irré- conciliables, d'une droite et d'une gauche, au sein du protestantisme français, survécut aux méthodes périmées qui en avaient été la première cause.

Le synode général de Paris (1872), consacrant l'antique erreur calviniste d'un credo obligatoire, avait provoqué par cet acte le schisme officiel des libéraux et des orthodoxes.

Après la séparation des Eglises et de l'Etat (1905), les libéraux réunis à Montpellier tendirent aux orthodoxes une main fraternelle. Ceux-ci ne comprirent point la haute raison religieuse et poli- tique de ce beau geste; ils n'eurent pas honte de

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l'expliquer par un calcul mesquin d'intérêt, et dans leur synode particulier d'Orléans (janvier 1906), loin de faire enfin l'union si opportune et si dési- rable, si attendue, si naturelle et si juste, de tout le protestantisme français, ils confirmèrent par leur incroyable aveuglement un schisme funeste à la gloire de l'Eglise protestante, à sa force intérieure et au charme qu'elle aurait peut-être exercé pour attirer vers elle beaucoup d'esprits chercheurs et d'âmes inquiètes.

Heureusement il y avait parmi les orthodoxes un parti conciliant et sage qui s'appelait la Droite mo- dérée et qui se composait d'hommes restés fidèles à l'évangile de Jésus-Christ, mais éclairés par la critique moderne et tout pénétrés de l'esprit des temps nouveaux : ce parti se sépara courageuse- ment de la Droite extrême pour fonder, non pas du tout, comme on l'a faussement dit, une troisième Eglise sectaire, mais, au contraire, en dehors et au-dessus des sectes, l'Eglise ouverte à tous les chrétiens protestants. Au mois d'octobre 1906, il y eut à Jarnac une mémorable journée dont on n'a pas beaucoup parlé dans les salons, mais que l'a- venir saluera comme la plus grande date, tout sim- plement, de l'histoire du protestantisme français. Car c'est ce jour-là que, pour la première fois, s'unirent et s'embrassèrent tous les hommes rai- sonnables qui, la veille encore, se rangeaient sous les étiquettes hostiles d'orthodoxes et de libéraux.

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Ce magnifique mouvement était le premier pas dans une voie qu'on a suivie depuis, d'une marche accélérée. Les blocs de l'intransigeance, à droite et à gauche, se désagrègent ; sûrement et prochaine- ment, l'union de tous les protestants français s'a- chèvera dans la foi et la liberté : ce n'est plus qu'une question de jours.

Si tel est le protestantisme de l'avenir et déjà du présent, certes il était bien permis à M. Gaston Riou de préférer, sans parti pris sectaire, cette forme du christianisme à toute autre, et nous pouvons justi- fier sa préférence par les meilleures raisons.

Car le protestantisme ainsi compris n'a rien d'a- gressif ni même de fermé, rien dont un catholi- cisme un peu large puisse prendre ombrage.

Le modernisme, qui n'est rien d'autre, en dépit d'étranges dénégations, qu'un protestantisme libé- ral échoué sur recueil de la papauté, a montré clai- rement que l'union accomplie à l'intérieur du pro- testantisme aurait pu, jusqu'à un certain point, se compléter par celle de tous les chrétiens des deux Eglises : jusqu'au point le catholicisme cesse d'être un christianisme éclairé pour redevenir le papisme. Le pape, voilà le gros obstacle mais le seul à l'exaucement du rêve grandiose de Leibniz et de Bossuet.

Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi M. Paul

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Sabatier tient tant à ce que le protestantisme ne soit « pour rien dans la genèse du mouvement catholique actuel », à ce que ce mouvement ne suive « à aucun degré les voies ouvertes et bat- tues par lui ». Exagération énorme et singulière- ment inutile pour qui reconnaît, comme le fruit naturel des études scolaires devenues de plus en plus démocratiques, l'existence d'une collaboration inconsciente ou consciente de tous les laïques et de tous les clercs des universités et des Eglises dans la recherche de la vérité. Avec clairvoyance et avec franchise, sinon en termes bienveillants, l'évêque de Nancy avait dénoncé, au contraire, « les infiltrations dans la foi et la discipline catholiques de cet esprit d'initiative, de liberté et d'individua- lisme qui caractérise le protestantisme et demeure sa tare ineffaçable1 ». Nier cette influence con- sidérable, c'est nier l'évidence. Mais ce qui est trop vrai, c'est que l'œuvre d'affranchissement com- mencée ne pouvait aboutir, à cause de la nécessité, dans le système catholique, d'un pape infaillible et souverain. Et ce qui heureusement est vrai aussi, c'est que, malgré l'exercice de ce mortel pouvoir de stagnation, le catholicisme n'échappe point à l'évo- lution nécessaire qui est la loi de toute institution vivante ; ses historiens prennent cette évolution sur le fait et ses théoriciens en exposent la doctrine.

1. Cité par M. Paul Seippel. Les deux Frances, p. 313.

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Par quel caprice bizarre d'une logique bien nouvelle le modernisme n'inspire-t-il à M. Riou aucune sympathie? L'impasse ce mouvement religieux se trouve engagé entre une libre marche en avant et le veto du pape peut sans doute nous ôter toute confiance au succès qu'on espère, mais ne doit pas empêcher de saluer au moins comme un beau rêve cette généreuse idée. La situation origi- nale du modernisme, ce qui le distingue et le sépare du protestantisme, c'est que, tout en étant hérétique, il prétend demeurer dans l'Eglise du pape. « C'est bête! » a dit quelqu'un, et la prétention assuré- ment est absurde. Mais l'est-elle plus que tant d'autres illogismes dont toutes les formes de la foi sont coutumières et auxquelles elles succombent si peu qu'elles semblent trouver, au contraire, dans les paradoxes les plus criants, le ressort de leur vitalité?

Les protestants et les libres penseurs sont pro- bablement injustes d'attribuer au seul manque de logique et de courage la soumission à Rome de presque tous les modernistes que menace ou que frappe l'excommunication. Se séparer de l'Eglise est, pour ses fidèles enfants, une telle extrémité que la charité chrétienne la plus élémentaire de- mande que l'on tâche au moins de comprendre les raisons d'ordre idéal et supérieur qu'un bon catho- lique peut avoir de ne point aller jusque-là.

Quand nous voyons un penseur tel que New-

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man, qui compte pour quelque chose dans l'his- toire de la philosophie anglaise et qui tient une place éminente dans celle de l'Eglise d'Angleterre, condamner comme une erreur mortelle l'immobi- lité doctrinale, « l'attachement obstiné aux formes du passé », reconnaître que le christianisme ne peut « vivre qu'en se développant », et cepen- dant proclamer la nécessité absolue d' « un chef infaillible pour en régler l'évolution1 », nous nous prenons modestement à douter de notre vieille logique de protestants et nous nous deman- dons, en premier lieu, si le vrai rôle du pape ne serait pas, non de prendre aucune initiative, mais d'attendre en silence le lever du jour, le mouvement des idées, les progrès de la science, l'éclaircisse- ment des points de doctrine, afin de consacrer en- suite par son autorité les vérités nouvelles? Il paraît assez vraisemblable que si l'ère inaugurée par la séparation des Eglises et de l'Etat avait coïncidé avec le règne d'un pape intelligent, au lieu du pauvre aveugle qu'on a justement appelé « le Louis XVI de la papauté », le paradoxe de l'in- faillibilité papale aurait pu s'exercer, à l'occasion du régime nouveau, presque sans aucun scandale de la raison.

Mais quelle chance incertaine et précaire de placer tout son espoir dans l'intelligence d'un

1. Veieman, par Henri Brémond. Le développement du dogme chrétien, p. xi, 152, 206, etc.

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pape ! On a trop lieu de craindre une incompatibi- lité éternelle entre l'esprit moderne et le souve- rain pontife. Léon XIII, si intelligent, n'était pas plus libéral au fond que Pie IX et que Pie X ; mais, en politique avisé, il n'aurait jamais commis leurs maladresses. Pendant que l'Eglise évolue et se développe, les papes se succèdent immobiles dans leur vieille routine et, avec un vocabulaire à peine nouveau, répètent dans leurs encycliques et dans leurs syllabus les mêmes énormités contre le pro- grès, la civilisation, la science, la liberté, la pen- sée....

Mais puisque des savants, des penseurs, de grands et libres esprits abdiquent entre les mains de ces pontifes de la nuit, ne convient-il pas d'ex- pliquer leur déconcertante soumission par une rai- son un peu meilleure que la faible et lointaine espé- rance qu'auraient ces demi-sages de voir un rayon de la lumière moderne tomber sur un successeur de Pie X? Oui. cela est convenable, et voici, j'imagine, le raisonnement que pourrait faire un philosophe bon catholique pour justifier sa reculade devant sa conscience d'honnête homme.

Le langage, dirait-il sans doute, n'est pas tou- jours la traduction exacte, l'expression pure et simple de la pensée ; il en est aussi l'illustration symbolique par le moyen des métaphores, des para-

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boles, des hyperboles qui l'altèrent en le grossis- sant. Le sens commun admet sans répugnance cette exagération verbale et il nous avertit de ne pas prendre toute parole « au pied de la lettre » .

Ne continue-t-onpas de réciter, chaque dimanche, dans la plupart des églises protestantes, un pré- tendu sommaire de la foi chrétienne dont certaine- ment le texte n'exprime plus les croyances d'un seul pasteur ayant fait ses études de théologie, ni d'aucun laïque tant soit peu éclairé, mais que l'on conserve pieusement comme une relique, un héri- tage sacré, un signe de ralliement, un drapeau? C'est le Symbole dit des Apôtres. Le lecteur machinal de ce document et l'assemblée qui l'écoute d'une oreille distraite n'entendent point : « Je crois tous ces articles », mais : « Mes pères y croyaient, et je répète la formule même de leur credo, parce que je veux rester dans leur Eglise. » Les Luthériens ont eu le bon sens d'éviter les luttes intestines qui déchirent encore l'Eglise de la Réforme française, en recevant dans leur liturgie toutes les grandes confessions de foi historiques, mais en se réservant le droit de les interpréter « avec la liberté d'esprit des Réformateurs ».

Un abus que tolèrent les églises protestantes, la sincérité est une vertu cardinale, peut nous aider à comprendre la mentalité plus souple du catholique obligé de reconnaître que le Syllabus n'est qu'un tissu d'absurdités, et le saluant néan-

YIE1LLE LOGIQUE ET MÉTHODE NOUVELLE 185

moins comme l'étendard de la foi catholique, apos- tolique et romaine : Hoc signo vinces.

Tout cela n'est peut-être pas d'une franchise extrêmement reluisante ; des logiciens trop rigides ont pu faire planer un soupçon de scepticisme sur un chrétien aussi sincère que Newrnan. Mais la distinction entre la foi et les croyances, quelque abus qu'on en ait fait, n'est point une vaine subti- lité; elle jette une lumière utile sur ces mystères du cœur et dans ces dédales de la logique.

Les symboles et les dogmes, écrit précisément New- man ou son commentateur M. Henri Brémond1, ne sont vivants que par l'idée qu'ils sont destinés à repré- senter et qui seule est substantielle Dans le fait, nos

expressions ne sont jamais les équivalents de l'idée

Les dogmes catholiques ne sont après tout que les sym- boles d'un fait divin, qui, loin d'être mesuré par ces propositions, ne serait pas épuisé, ne serait pas appro- fondi par un millier de propositions nouvelles On

peut se demander si ceux qui sont orthodoxes n'ont pas le tort aussi bien que les hérétiques de prendre les mots pour des choses.... Nous parlons librement des objets matériels, parce que nos sens nous les révèlent sans le secours des mots; pour ce qui est des idées sur les choses célestes, c'est aux mots que nous les devons. Il suit de que nos anathèmes, nos controverses, nos combats, nos souffrances ont pour objet les pauvres idées qui nous arrivent sous certaines figures de rhéto- rique.

\. Le développement du dogme chrétien, p. 54.

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Apparent aveu de scepticisme radical bien frap- pant sous la plume d'un pieux prélat ultramontain, précurseur de Bergson dans sa critique profonde de notre pauvre langage humain qui se flatte de traduire la pensée et n'en est que le costume travesti. « Le langage est incommensurable avec la pensée, le discours se multiplie sans fin en approxi- mations incapables d'épuiser leur objet.... Un voile de symboles enveloppe la réalité. Nous finissons ainsi par ne plus voir les choses mêmes, par nous borner à lire les étiquettes collées sur elle. » (Une philosophie nouvelle. Henri Bergson, par Edouard Le Roy).

Dans une page exquise qui est la plus jolie de son livre (p. 234), M. Gaston Riou fait ironique- ment l'apologie des hommes de peu de foi, aussi prudents que doctes, qui ont eu la bonne fortune de rencontrer, dans la philosophie et la logique nouvelles, des raisons spécieuses pour se soumettre à Rome et pour ne pas rouvrir l'ère de la grande foi qui fit les martyrs :

L'étude de l'évolution des dogmes ayant incliné l'es- prit d'un homme d'Eglise à ne plus voir dans ces dogmes que des symboles, des symboles toujours en devenir et dont le contenu même se transforme sans cesse, pourquoi, franchement, irait-il affronter le mar- tyre pour la simple préférence portée à telle ou telle formule de foi? Toutes ne se valent-elles pas? Ou, si l'une d'elle, parce que plus récente, a le visage plus

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riant que ses devancières, c'est si peu de chose qu'un visage ! Ne se ridera-t-il pas, à son tour, comme la sco- lastique, comme le cartésianisme? Non, ce serait faire vraiment trop d'honneur à ces éphémères, les formules, que de leur sacrifier quoi que ce soit! L'Eglise ne veut pas de la mienne. Rome l'a condamnée. Je ne la connais plus.

Sensible à des raisons esthétiques, mais nulle- ment logiques, ni même raisonnables, M. Gaston Riou se montre plein de tendresse et d'enthousiasme pour un chevalier noir, un paladin du passé, tel que le noble comte Albert de Mun, dont il n'y a pas grand'chose à craindre pour la résurrection des antiques abus, ni grand'chose à tirer pour le profit du temps présent. Aux modernistes, au contraire, il ne cesse de témoigner une froideur ironique et méprisante. Pourquoi, encore une fois? Il le dit, à la page 203. Parce que le modernisme n'est qu'un « fantôme bien intentionné, qui s'évanouit dès qu'on lui pose une question précise ». Mais que voulez-vous qu'il réponde? Vous le sommez de se faire protestant : c'est trop. Le catholicisme en France ne cédera jamais son droit d'aînesse. Et d'ailleurs le prosélytisme proprement protestant n'est plus de saison. Les polémiques confession- nelles ont perdu tout leur intérêt, depuis qu'un souci bien supérieur les domine : celui du christia- nisme lui-même, qu'il s'agit de fortifier et de rajeu- nir pour sa grande lutte contre les incrédules, et

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d'approprier à l'esprit du siècle. Les protestants libéraux ne s'inquiètent point de convertir les « in- tellectuels » du catholicisme, parce qu'il n'y a plus qu'à les laisser suivre leur propre mouvement, non moins irrépressible, comme l'a dit avec autant de justesse que de force M. Paul Sabatier, « que celui de la sève qui monte dans l'arbre1 ». Quant aux masses populaires, les apôtres du christianisme social, tant protestants que catholiques, ne leur apportent pas de doctrine, mais Jésus-Christ tout

simplement.

Le protestantisme comme tel, le protestantisme protestant n'est guère aimable. En humilité, en ten- dresse, en mysticisme, en dévotion, en piété mani- festée et sensible, en esprit de solidarité sociale et humaine, en charité poussée jusqu'au sacrifice, en esthétique du culte et en culte religieux de la beauté, les protestants pourraient se mettre utile- ment à l'école de leurs frères aînés, qu'ils ont l'impertinence de traiter un peu trop en retarda- taires moins instruits qu'eux et moins intelligents. Sur un seul point (il est vrai qu'il est d'impor- tance), les deux frères séparés sont logiquement irréconciliables : le pape. Mais l'histoire religieuse contemporaine nous a fait voir que les embarras de cet ordre ne sont plus une affaire et que ce qui

I. Les modernistes, p. 106.

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déconcerte la vérité logique n'est qu'un jeu de passe-passe pour la réalité vivante.

La vieille logique se croyait obligée de sacrifier ou la conscience ou le pape : la nouvelle est parve- nue à les concilier, c'est-à-dire à « marier le Grand- Turc avec la République de Venise », puisque le cardinal Newman proclamait de la même bouche l'infaillibilité papale et « le principe du primat absolu de la conscience ». En bon Anglais protes- tant, il avait d'abord affirmé ce grand principe qui a fait la Réforme; devenu catholique, il n'a jamais cessé de le soutenir1. Gomment est-il possible de concilier de telles contradictoires? Je ne suis point tenu d'expliquer le fait, je le constate.

Le Ci'edo quia ahsurdum a toujours régné plus ou moins dans l'apologétique et dans l'Eglise, et Pascal, après Saint Augustin, a fait de bien étranges défis à la raison : aujourd'hui, l'illogisme ayant atteint son comble, on en prend joyeusement son parti, on n'essaie plus de l'atténuer, on est tout fier de ses paradoxes, on en construit triomphalement la théorie. Les chrétiens primitifs, hommes d'ac- tion bien plus que de pensée, pouvaient être ab- surdes sans en avoir conscience, contents d'être des saints, des héros, des martyrs. Les chrétiens modernes, analystes à outrance, ont besoin de se

1. Newman. Essai de biographie psychologique, par Henri Brémond, p. 394.

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rendre compte de tout, même des raisons qu'ils ont de ne plus se servir de la raison. La critique de l'intellectualisme est la grande contradiction de la philosophie contemporaine, obligée de raison- ner encore pour établir qu'il ne faut point rai- sonner,

Et c'est pourquoi M. Gaston Riou, après avoir passionnément écouté les ardents soupirs de « la France qui vient », il n'a guère perçu que des aspirations indistinctes et contradictoires dans une grande confusion d'idées, renonce à extraire de ce chaos fécond une conclusion logique et termine sa fiévreuse enquête par une dernière effusion lyrique aux vertus de l'action et à l'avenir de la jeunesse.

Si la « troisième France ». la bonne, la vraie, celle qui n'est ni la France rouge ni la France noire, « la France du clair bon sens, de la droiture intellectuelle et morale », que M. Paul Seippel rappelait naguère de ses vœux et que tout bon Français espère bien voir régner de nouveau, reprend un jour l'hégémonie, elle devra circon- scrire dans les limites de son juste domaine le pragmatisme immodéré des hommes qui ne réflé- chissent plus, ne raisonnent plus, ne pensent plus, et qui sont tellement épris d'action qu'ils rempla- ceraient volontiers la philosophie par la vie spor- tive ; elle devra restituer à la raison son légitime

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empire, restaurer dans leur ancienne suprématie la pensée, l'éloquence, le discoiws, la saine prose fran- çaise et rendre ses droits inaliénables à la vieille logique.

CHAPITRE IX

L'Evolution religieuse d'un penseur catholique. Newman.

Septembre 1913.

Avec le scepticisme apparent qui le caractérise, mais qui n'était qu'une intelligence profonde des conditions de la vérité, Newman, devançant la pen- sée philosophique de notre époque, remarque, dans un sermon de 1840, que « c'est aux mots que nous devons nos idées sur les choses célestes », en sorte que « nos anathèmes, nos controverses, nos combats, nos souffrances pourraient bien n'avoir pour objet que les pauvres idées qui nous arrivent sous certaines figures de rhétorique. »

Sous la plume d'un chrétien fervent comme Newman, une proposition si subversive appelle, sans tarder, son correctif : il se trouve dans cette autre pensée, particulièrement chère à Newman et de première importance dans son apologie du chris- tianisme, que notre assentiment aux vérités de la religion n'est point une adhésion de l'esprit éclairé

NEWMAH 193

par des raisons logiques, convaincu par des preuves; sans doute, ce qui détermine la foi, c'est toujours une raison de croire', mais c'est une raison que la logique aie droit de trouver faible.

Le logicien Locke estimait qu'on doit mesurer son assentiment au degré de force des preuves et qu'on n'aime pas la vérité quand l'affirmation trop prompte devance l'achèvement parfait de la dé- monstration. Newman pense, au contraire, que le raisonnement est si peu le principe de la croyance qu'il n'en est qu'un complément, moins de néces- sité que de luxe, et que c'est quand la foi est ac- quise que la raison intervient. Les arguments dont on fait dépendre l'acceptation de la vérité, dans l'ordre religieux, ne servent qu'à rendre celle-ci plus douteuse. La foi est un élan du cœur entraîné par la volonté préalable de croire à des raisons qui ne seront peut-être pas catégoriques.

Lorsque nous répétons aujourd'hui que « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », nous entendons par cœur le sentiment moral, et puisque, en ce sens, le mot est parfaitement clair et profondément vrai, nous n'avons peut-être point tort de l'interpréter ainsi; mais ce n'est pas le sens Pascal paraît l'avoir d'abord entendu. Il voulait simplement dire (et c'est aussi l'idée de Newman) que les raisons de croire n'appartiennent pas à l'ordre géométrique, dont le royaume est l'abs- traction, qu'elles relèvent de Y esprit de finesse,

13

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c'est-à-dire de l'aptitude à embrasser l'ensemble et les détails, à saisir les choses réelles et les idées concrètes dans leur complexité vivante. Newman regardait la certitude religieuse comme un simple « accord de probabilités convergentes ». Il a beau- coup insisté sur le caractère de la vraie foi, qui est d'être une vie, non une idée, sur l'abîme qui sépare l'assentiment réel aux vérités du chris- tianisme de l'assentiment « notionel », qui n'est qu'une adhésion de l'intelligence.

Analyste passionné de lui-même et tellement sincère qu'il ne pouvait même concevoir qu'on doutât de sa sincérité, il avoue ingénument que l'apologétique, loin d'attendre, pour conclure, que la vérité soit prouvée, la tient d'avance pour établie. Il ne voulait pas usurper le masque d'un raisonneur, puisque les raisonnements ne sont point ce qui fonde la foi, et, par scrupule de conscience, il se refusait honnêtement au jeu d'une argumentation pseudo-rationnelle. La témérité, qu'on a quelque- fois prise pour du scepticisme, avec laquelle il accumule comme à plaisir contre la religion les meilleurs arguments de l'incrédulité, vient de ce qu'il savait et sentait vivement que, dans ce do- maine, l'arme de la foi n'est point la raison raison- nante et que, plus la vérité chrétienne paraîtra compromise par un défenseur aussi faible que le discours logique, plus elle reconnaîtra le besoin de chercher ailleurs sa force et sa vertu.

NEWMAN 195

La critique de l'intellectualisme et du rationa- lisme est développée par excellence dans l'ouvrage un peu inconsistant et d'inégal intérêt qui porte ce titre bizarre : Essay in aid of a grammar of assent; mais l'idée tenait trop au cœur de Xewman pour qu'il n'y soit pas souvent revenu dans ses autres écrits et dans ses discours.

Il a parfaitement défini la méthode intuitive en ces termes : Conviction is the eyesight ofthe minci, not a conclusion frompremises. Voilà la foi directe, celle que Jésus enseignait ; car Jésus désapprou- vait les raisonneurs qui demandent des preuves pour croire. Mais par quels longs errements le pauvre esprit humain ne devait-il pas s'écarter de cette droite voie jusqu'à ce que, de guerre lasse, après Kant, avec Renouvier et William James, avant Bergson, la foi instinctive et spontanée eût reconquis l'estime qu'avait fait perdre au raison- nement la critique de l'intelligence; son organe!

« La foi en Dieu, écrit un philosophe français contemporain, est une affirmation sans condition, absolue. Ce n'est nullement une adhésion à une opinion philosophique, à des raisons qui persua- dent : s'il faut raisonner avant de croire, la foi n'est plus certaine1. »

Un autre penseur bien moderne a dit :

Nous ne vivrons d'une manière absolument naïve que 1. Jean Delvolvé, Rationalisme et tradition, p. 30.

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lorsque toutes nos manifestations vitales émaneront

non de la réflexion, mais de l'intuition Si notre vie

ne s'alimente aux sources mystérieuses, situées au-des- sous du domaine de la conscience, nous ne connaîtrons jamais les impulsions originales et créatrices. Les ra- cines de tout ce qui vit, de tout ce qui germe, plongent dans l'obscurité. C'est la loi de la nature comme de l'esprit humain. L'existence qui ne s'y conforme point n'est plus une vie, mais un pitoyable mécanisme. Les résultats de nos réflexions sont des produits artificiels

dépourvus de toute vie originale et génératrice

Nous les avons fabriqués ; ils n'ont pas mûri spontané- ment1.

« Ils ont une religion rationnelle ! » s'écrie, dans un sermon de 1834, Xewman émerveillé ou scan- dalisé d'une telle prétention, et il établit que rien n'est moins nécessaire et que la religion n'est nul- lement tenue de satisfaire la raison.

Pourtant, ne faut-il pas toujours qu'elle la satis- fasse jusqu'à un certain point? ne faut-il pas qu'elle raisonne? ne faut-il pas qu'elle discoure? Sans le discours logique, qu'aurions-nous d'autre que les balbutiements inarticulés de l'extase? Newman n'a fait en somme que discourir toute sa vie afin de rendre acceptable à la raison sa religion anglicane ou catholique, et il paraît impossible qu'un homme qui pense procède autrement. C'est une question de plus ou de moins, de mesure et de degré, de mo-

1. Johannes Millier, Le sermon sur la montagne transposé dans notre langage et pour notre temps, p. 180.

NEWMAN 197

ment aussi et de lieu, finalement, de méthode. Qu'on mette la raison avant ou après la foi, il faut lui faire sa place, et toujours, et quoi qu'on en ait, cette place restera considérable, si l'on ne consent point à n'être qu'un mystique hébété ou « abêti ». Le raisonnement étant nécessaire pour prouver qu'il ne faut pas raisonner, les doctrinaires de la foi pure- ment irrationnelle se trouvent empêtrés dans une contradiction absurde.

Newm'an s'est analysé lui-même trop bien pour n'avoir pas vu très clairement cette contradiction. Il se tire de l'impasse à force de bonne foi. Voici à peu près l'enchaînement de ses idées.

L'affirmation comme la négation religieuse est un acte essentiellement moi^aloiila. part de la vo- lonté est prépondérante. On s'innocente soi-même trop à la légère quand on dit que ce n'est point sa faute si l'on reste incrédule. Oui, on peut le dire avec raison lorsqu'on a sincèrement désiré d'avoir la foi; mais ce sincère désir non suivi d'exaucement, s'il se rencontre en quelques âmes rares, est un cas exceptionnel. La plupart des incroyants, comme des croyants, croient moins ce qu'ils peuvent que ce qu'ils veulent et c'est pourquoi ils sont respon- sables de leur foi ou de leur incrédulité, de même que l'on est responsable de ses sympathies et de ses antipathies. Aucune parole ni plus sévère ni plus juste n'a été prononcée que la sentence Jésus explique pourquoi il y a tant d'incrédules : « Les

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hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lu- mière parce que leurs œuvres étaient mauvaises. » On s'étonne de la puissance que peuvent avoir, pour opérer des conversions, les discours et les hommes les plus insuffisants, des récits naïfs jus- qu'au ridicule, des évangélistes presque idiots, sans la moindre culture ni sacrée ni profane : c'est qu'une bonne disposition préalable fait trouver convaincantes les raisons de croire les plus faibles. Mais le pécheur qui aime son péché ne désire pas que l'Evangile soit vrai : pourquoi se rendrait-il à des arguments dont on avoue qu'ils n'ont pas de force extérieure, à des raisons de croire sans valeur objective? La foi commence par la foi; une foi solide, vaillante, capable de développer ses preuves et de vaincre les adversaires, est d'abord une foi incertaine qui tremble, prie et aspire à croire davan- tage. « Je crois, Seigneur! aide-moi dans mon incrédulité. »

La foi est un principe d'action : le ressort de l'action risque de s'affaiblir par trop de lumière. Rien n'est plus fréquent dans la vie, aucun thème n'a été plus souvent illustré en littérature que l'inca- pacité pratique des auto-psychologues, les abîmes d'irrésolution de profonds penseurs se sont noyés, les bornes étroites se ramasse, au con- traire, l'aveugle énergie des héros.

Qui estime à sa valeur l'utilité morale a le droit de la trouver plus digne qu'on la cherche, qu'on la

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suive et qu'on l'aime que la vérité logique; car elle n'est point douteuse en théorie comme celle-ci, et incontestablement la pratique en est bienfai- sante. On ne mettrait pas en question la sagesse du pragmatisme si l'on reconnaissait avec simpli- cité deux faits dont l'évidence éclate : d'abord, que rien n'est sûr dans l'ordre des idées métaphy- siques et que l'intelligence n'a que des probabilités incertaines à nous offrir sur les questions vitales; ensuite, qu'à nous conduire comme si la réponse du pragmatisme était la vraie, nous n'avons rien à perdre et tout à gagner.

Xewman ne pouvait nommer le pragmatisme, le mot n'existant pas encore de son temps; mais il a deviné et bien défini la chose; c'est une vérité familière à sa doctrine du a développement » que les idées peuvent être fort antérieures aux formules qui les expriment et que les dogmes religieux, en particulier, sont beaucoup plus anciens que les termes précis les a fixés l'Eglise1.

La foi, redit-il avec insistance, est un principe d'action, et l'action ne laisse pas de temps pour des

1. « L'absence totale ou partielle de formules dogmatiques, ou leur caractère encore incomplet, ne prouve point qu'il n'ait pas existé des jugements implicites dans la conscience religieuse de l'Eglise. Des siècles ont pu s'écouler sans qu'une vérité, qui avait été longtemps la vie secrète de plusieurs millions d'âmes fidèles, ait été exprimée formellement. » La foi et la raison, p. 216. Cf. Newman, le développement du dogme chrétien, par Henri Brémond, p. 42.

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recherches minutieuses. De pareilles investigations

tendent à émousser l'énergie pratique de l'esprit

Elles ne répondent pas aux besoins de la vie de chaque jour. Rassembler des preuves avec soin, passer au crible des arguments et peser des témoignages opposés, tout cela peut convenir à ceux qui ont du temps et qui peuvent n'agir que quand et comme il leur plaît; rien

de tout cela n'est fait pour la masse La foi est un

principe de conduite et un principe qui s'adresse à la multitude1.

Tl va de soi que, dans une matière aussi importante et aussi pratique que la paix et le bien-être de l'âme elle-même, un homme sage n'attendra pas la plénitude de la preuve avant d'agir S'il n'est que trop pro- bable que le rejet de l'Evangile doive impliquer pour lui une perte éternelle, il devient désormais plus sûr et plus sage de se mettre déjà à agir comme si la certitude était absolue2.

Lisant ou parcourant divers écrits de Newman, j'ai eu l'agréable surprise d;y rencontrer à foison des idées vraiment modernes, que je croyais d'ori- gine plus récente. Non point que ce grand cardinal romain fût un docteur moderniste ni même un chré- tien libéral, au moins dans son intention. A coup sûr, il ne croyait pas l'être, il ne voulait pas l'être, et il a condamné lavant-garde de l'armée chrétienne dans les termes les plus dépourvus de bienveillance : « Qui parle ainsi est un libéral,, écrivait-il en 1831 ,

4. La foi et la raison, six discours, p. 18. 2. Le chrétien, première série, p. 1$.

NEWMAN 201

et c'est presque la pire chose que je puisse dire contre quelqu'un1. » Ne voyez point une opi- nion de jeunesse qu'il aurait modifiée plus tard. Il est resté l'adversaire du libéralisme doctrinal, « le plus déclaré, a-t-on pu dire, qui ait paru depuis Bossuet2 » ; car dans son Apologie, écrite au terme de sa carrière, voici comment il définit encore le libéralisme : « C'est, dit-il, la fausse liberté de pensée, la pensée s'exerçant sur des matières qui la dépassent... l'erreur par laquelle on soumet au jugement humain des doctrines qui le surpassent et en sont indépendantes. »

Mais l'homme fait quelquefois une œuvre toute différente de celle qu'il veut faire et croit faire. Quand la force de la vérité contraint un honnête homme à des aveux qui lui coûtent, on peut tenir ces aveux pour conformes à la réalité des choses. Or, c'est Nevvman lui-même qui loyalement avoue que « la masse de la classe instruite est aujour- d'hui (c'est-à-dire vers la fin du siècle dernier) libérale sur tous les points de l'Angleterre3; » et sans le savoir et sans le vouloir il fut un des grands ouvriers de ce progrès. Finalement il s'en aperçut. « La pensée qui m'accabla le plus dans tout le cours

i. Newman, Psychologie de la foi, par Henri Brémond, p. 16.

2. Newman, essai de biographie psychologique, par Henri Brémond, p. 408.

3. Apologia pro vita sua, traduite en français sous ce titre : Histoire de mes opinions religieuses, p. 461.

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de mon changement d'cvpinions, ce fut un pressen- timent clair, vérifié par l'événement, que tout cela aboutirait au triomphe du libéralisme. J'avais employé toutes mes forces à lutter contre le prin- cipe anti-dogmatique; cependant, plus qu'aucun autre, je contribuai à son succès1. »

Gomment un homme aussi persuadé que New- man que la vérité religieuse se développe toujours, puisqu'elle vit, loin d'être jamais achevée et d'avoir « reçu d'abord sa perfection », selon la doctrine erronée de Bossuet, n'a-t-il pas vu que la victoire promise au libéralisme devait avoir sa raison pro- fonde dans ce qu'il a de vrai? On peut s'en éton- ner; mais le charme exceptionnel de cet aimable exemplaire de l'humanité consiste justement dans une franchise entière que ne troublait point la con- science de quelques contradictions logiques solubles par la bonne foi parfaite et sans dommage pour la droiture morale du cœur et de la vie.

Autoritaire, Newman peut être cher aux libé- raux, parce qu'il n'y a rien de moins tranchant, rien de plus souple ni de plus tendre que son autorité. Devenu catholique , Newman est resté cher et sympathique aux protestants, parce que sa conver- sion au catholicisme fut une évolution insensible et lente qui dura presque toute sa vie et n'eut jamais le caractère d'une rupture violente avec le passé.

1. Ibidem, p. 314.

KEWMAN 203

Dès sa première jeunesse il inclinait par un penchant de sa nature vers les formes spéciales de la dévotion catholique, telles que le culte de la Vierge. Gomme Pascal, il eut deux conversions; mais, à ]a différence de Pascal, ce n'est pas la seconde, c'est la première qui fut la plus sérieuse., celle où, en 1816, n'ayant encore que quinze ans, de chrétien nominal il devint chrétien réel. Lorsque, en 184o, il abjura le protestantisme entre les mains d'un prêtre italien, cela se fit si doucement qu'il n'eut point conscience d'avoir traversé une crise. Sans doute il y eut alors des déchirements de famille et d'amitié très sensibles à son cœur; mais, comme rien n'était profondé- ment changé dans ses croyances, comme il ne dési- rait pas, comme il ne pouvait pas trouver dans le catholicisme une vue plus claire de la vérité révélée que celle qu'il possédait depuis trente ans, il ne fut point troublé dans son for intérieur.

Après comme avant son changement d'Eglise, sa foi chrétienne restait essentiellement la même. La seule chose qui importât pour lui, c'était de devenir chrétien, non de devenir catholique. Il paraissait même tenir si peu au credo particulier de l'Eglise romaine que ses nouveaux coreligionnaires lui reprochaient de manquer de prosélytisme au point de déconseiller presque aux protestants de se con- vertir à son exemple. Le fait est qu'ayant horreur des conversions superficielles et hâtives, il voulait

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éviter tout ce qui leur ressemblait, contrairement à la coutume de l'Eglise romaine et à la règle des grands missionnaires jésuites, qui fut de convertir le monde au pas accéléré en se contentant des appa- rences. Il estimait que le salut existe aussi hors de Rome et qu'un protestant fidèle peut très bien mériter la grâce. Le premier devoir de tout bon Anglais était, à ses yeux, de soutenir l'Eglise éta- blie dans son combat contre les incrédules pour la vérité dogmatique.

Mais alors, pourquoi Newman a-t-il passé au papisme? Parce qu'il avait contemplé avec admi- ration la majestueuse unité de l'édifice catholique comparé aux petites chapelles protestantes et même à la grande Eglise d'Angleterre, institution pure- ment nationale et humaine, sans caractère sacré, sans origine transcendante; et précisément parce qu'il n'avait aucune étroitesse sectaire, parce qu'il était, en dépit de toutes ses dénégations, un esprit libre et vraiment libéral, il jugea que si une Eglise est nécessaire au chrétien qui ne veut pas rester un individu isolé et sans lien avec la société des âmes religieuses, l'Eglise la plus large, la plus grande et la plus ancienne est la meilleure, tout simplement.

Il y a, d'ailleurs, des faiblesses, des défaillances logiques, un défaut trop certain de clairvoyance et de rigueur dans le catholicisme de Newman, et sa

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philosophie religieuse manque visiblement de l'unité qui fait la force d'un système. Elle ne vaut que par le détail, par des idées partielles qui ne se concilient pas toujours entre elles parfaitement, mais dont chacune, considérée en soi, peut avoir un grand prix et offrir un vif intérêt.

Sans doute on doit louer la sagesse qu'il eut d'ob- server, en général, la modération entre les extrêmes ; mais cette sagesse resta purement pratique, elle ne paraît pas s'être fort inquiétée d'accorder théo- riquement des doctrines dont elle devait pourtant sentir l'opposition.

Il est vrai que dans les variations de sa pensée sur certains points secondaires, tels, par exemple, que le culte de la sainte Vierge, Newman ne s'ex- posait pas d'une façon bien grave au reproche d'in- conséquence ; naturellement enclin à l'adoration du divin sous sa forme féminine, il sentait le danger de verser dans l'idolâtrie, puisqu'il écrivait en 1841 à un catholique trop zélé : « Votre culte et vos dévotions à la sainte Vierge me causent une peine profonde. » Simple question de mesure. Ce grand lettré sa- vait très bien et reconnaissait que l'Eglise pri- mitive n'eut point, de la mère du Sauveur, l'idée surnaturelle et divine que le travail de la pensée chrétienne a élaborée avec les siècles. Grâce à la féconde doctrine du « Développement », il lui était possible d'approuver l'idéalisation de l'au- guste figure sans exagérer jusqu'à la superstition

206 l'inquiétude religieuse

l'honneur qui lui est dû, car ici la mesure n'est pas très difficile à garder : mais ailleurs un juste tempéra- ment devient contradictoire et inconcevable. Ainsi, commentcomprendre Y infaillibilité limitée du pape? Newman avait la prétention singulière d'atténuer une doctrine qu'il faut, semble-t-il, recevoir dans son absurdité intégrale ou rejeter totalement. Voyant le tort que les excès des ultramontains faisaient à la cause catholique, il s'emporta un jour, pen- dant le concile du Vatican, jusqu'à traiter cer- tains infaillibilistes « d'agressive et insolente fac- tion ». On fut surpris, ému; mais Newman se souvenait si peu d'avoir écrit cette phrase, échappée à un moment de colère, qu'on dut lui mettre son texte sous les yeux pour le convaincre qu'il en était l'auteur. Il fît amende honorable et finalement il se soumit sans réserve. Même il prêcha la soumission aux révoltés comme Dôllin<reret le PèreHvacinthe. Aux yeux du grand philosophe américain Wil- liam James, la chose du monde la plus impossible à concevoir est l'état mental d'un homme intelligent qui, de plein gré, renonce au libre usage de saraison pour la soumettre aune autorité extérieure. Anglais et protestant, Newman, sans aucun doute, pensa d'abord comme James, et peut-être (doute intéres- sant qui touche au fond même de Newman), peut- être continua-t-il à conserver intacte toute son indépendance intellectuelle. Car, devenu catho- lique, il n'a jamais cessé de soutenir le « principe

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du primat absolu de la conscience ». « Pape ou Reine, disait-il, je ne voue d'obéissance absolue à personne.... Je crois qu'il vaut mieux ne pas par- ler de religion dans un banquet ; mais enfin si on m'obligeait un jour à porter un toast religieux, à coup sûr je boirais au pape, mais à la conscience d'abord, au pape ensuite. »

Au total, cependant, et en fait, notre grand car- dinal, quoi qu'il en ait dit, ne paraît pas avoir subor- donné le pape à la conscience; mais il semble avoir réussi à les concilier. Peut-être mes lecteurs ne comprennent-ils pas bien comment il est possible de faire vivre en bonne harmonie deux autorités si différentes et trop souvent si opposées? Moi non plus, je l'avoue1. Mais puisque Xewman était la sin- cérité même et qu'il avait un sérieux profond, à quel meilleur exercice un critique pourrait-il se livrer, pour élargir et assouplir son esprit, qu'à chercher l'explication de l'énigme, à diminuer au moins l'étonnement elle jettera toujours un fils de la Réforme ?

La doctrine morale des Jésuites distingue dans l'obéissance trois degrés :

la soumission de l'action ;

celle de la volonté ;

celle de l'intelligence. C'est la plus belle, nous disent-ils ; car le renoncement à ses propres idées

1. Voyez les dernières lignes de ma préface au volume sur L'Inquiétude religieuse du temps présent, 19i_.

208 l'inquiétude religieuse

est le plus difficile que Ton puisse exiger d'un être pensant. Si l'Eglise vous dit que ce que vous voyez blanc est noir, et blanc ce qui vous paraît noir, il ne faut pas en croire vos yeux, mais F Eglise.

En vérité, ce suicide du sens propre n'est pas plus intéressant que le suicide ordinaire et il soulève les mêmes objections morales; mais ce n'est point avec le courage ou avec la lâcheté du désespoir que Xewman se soumettait; il con- servait toute sa liberté d'esprit et toute sa clair- voyance.

La conduite de Fénelon dans des circonstances analogues peut nous aider à comprendre celle de Nevvman, surtout quand on l'éclairé du commen- taire de Félix Bovet, autre esprit de la même famille :

Je comprends parfaitement Fénelon, écrit Bovet, quand il désavoue le livre qui lui était le plus cher. Ce n'était pas par une grossière croyance catholique à l'in- faillibilité du pape; c'était par une foi implicite à ce fait, que nous sommes dans Terreur dès que nous vou- lons faire passer par la filière de notre intelligence ce que l'esprit souffle au fond de nos âmes.... Toute idée

devient fausse dès qu'elle est formulée Le fait même

qu'une idée entre dans notre intelligence est une preuve que cette idée est fausse, par cela même qu'elle peut y entrer; car elle n'a pu y entrer sans se mutiler et s'aplatir, de manière à ne plus présenter qu'une face.... Je vous assure que si le cas se présentait cela pût faire tant soit peu de plaisir à quelqu'un, il ne m'en

NEWMAN 209

coûterait rien du tout de rétracter ma thèse et tout ce qu'elle contient1.

Avec le même détachement, Newman offrait d'arrêter la publication de ses fameux Tracts ou d'en retirer tout ce qui pouvait déplaire à l'autorité épiscopale :

J'ai cru pouvoir écrire avec sincérité que je trouve- rais un plaisir plus vif dans la conscience de ma sou- mission au jugement des évêques sur une matière de cette importance que dans la publicité même la plus étendue des écrits en question.... Tout ce que j'ai dit ici ou ailleurs, je ne l'ai dit qu'à correction, je le sou- mets absolument au jugement de l'Eglise et de son chef2.

Un passage de la Grammaire de l'assentiment (p. 399) rappelle non plus Fénelon, mais Pascal s'écriant dans les Pensées : « Que je hais ces sot- tises, de ne pas croire l'Eucharistie, etc. ! Si l'Evan- gile est vrai, si Jésus-Christ est Dieu, quelle diffi- culté y a-t-il ? » Je suis tenté de voir une simple amplification du texte de Pascal dans les lignes sui- vantes :

Si je dois soumettre ma raison, abdiquer devant les mystères, il importe peu qu'il y en ait un de plus ou de moins. La grande difficulté est de croire; la grande

1. Félix Bovet, Lettres de jeunesse, pages 125, 166.

2. Histoire de mes opinions religieuses, p. 123. Grainmaire de l'assentiment, p. 406.

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210 l'inquiétude religieuse

difficulté, pour celui qui cherche, est de croire qu'il y a un Dieu en dépit des ténèbres qui environnent le Créateur, le Témoin et le Juge des hommes. Quand une fois l'intelligence s'est soumise, comme elle doit le faire, et qu'elle a admis une Puissance au-dessus d'elle, quand une fois elle a compris qu'elle n'est pas la mesure de toute chose au ciel et sur la terre, quelle difficulté1 pourra-t-elle éprouver à aller de l'avant?

L'âpre résolution de croire ce qui révolte la rai- son peut avoir quelque chose d'héroïque, et très assurément cette façon roide d'obéir est celle qui plaisait à Pascal ainsi qu'à Loyola ; mais Newman, comme Fénelon, Renan ou Montaigne, était enclin au geste ou à la réalité de l'obéissance par une dis- position de sa nature en même temps que par toutes les idées qui, dans sa riche intelligence, prêtent au reproche de scepticisme, que lui ont adressé des personnes un peu trop promptes à donner aux choses un nom.

Entre les croyants qui ne transigent pas et ceux dont la foi a pour base un certain scepticisme se placent des esprits intermédiaires, raisonnables et mystiques à la fois, qui ont besoin de croire, mais besoin aussi de savoir et de comprendre, qui ad- mettent l'irrationnel, mais seulement jusqu'à un certain point, distinguent presque, comme un théo- logien naïf du temps passé, les miracles « faciles »

1. Les mots « quelle difficulté » ressemblent à une rémi- niscence verbale pareille à celles qui restaient dans la mémoire de Pascal lui-même après ses lectures de Montaigne.

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et les miracles « difficiles », ou. comme de subtils théologiens du temps présent, les miracles qui sont contre la raison et ceux qui sont au-dessus de la raison; rejettent volontiers le conte puéril du poisson et du statère, mais retiennent les belles légendes de Jésus commandant à la tempête ou marchant sur les eaux.

Le protestantisme comparé au catholicisme est une religion de juste milieu et par il a pu conten- ter des âmes ou plutôt des esprits fiers de se servir du petit flambeau qui leur fait voir une parcelle de la vérité ; mais par aussi il devait paraître insuffi- sant aux tendres et aux humbles que trop de clarté blesse, que les effusions de la piété charment et séduisent, que la rigueur logique déconcerte et qui ont soif d'aimer plutôt que de comprendre. Xew- man, épris d'une ombre mystique, poète non pas seulement au sens large, mais au sens technique du mot, fut attiré vers le catholicisme par ce qui en éloigne les demi-philosophes dont la sagesse se tient à mi-côte et qui, voyant distinctement un espace restreint, se flattent d'embrasser dans cette étroite vue l'horizon tout entier.

Admirablement modéré dans la conduite de sa vie, il soutenait, dans l'ordre des idées, la doctrine si dangereuse et si fausse du Tout ou Rien. « Accep- tez Rome ou doutez de tout. Ralliez-vous au surnaturel intégral ou résignez-vous loyalement à ne rien croire et à ne plus vous dire chrétien

212 L INQUIÉTUDE RELIGIEUSE

Il n'existe pas de milieu, au point de vue vraiment philosophique, pour un esprit conséquent avec lui- même, entre l'athéisme et le catholicisme L'an- glicanisme est l'étape à moitié chemin du catholi- cisme; le libéralisme est l'étape à moitié chemin de l'athéisme. » Les hommes sont quelquefois beau- coup plus sages que leurs idées ; ce fut le cas de Newman, heureusement ; sans quoi, il faudrait avouer que ce grand évêque était un bien pauvre philosophe. Redisons-le, sa doctrine envisagée comme système est faible ; mais certaines parties en sont très intéressantes, et ce sont elles seule- ment qui méritent d'être considérées.

Presque aussi avancé que Félix Bovet dans sa critique du dogmatisme, Newman n'était pas loin de tenir pour fausses a priori toutes les formules sans exception, toute parole humaine qui se flatte d'exprimer la vérité, de la traduire en mots et en syllabes avec la moindre exactitude : prétention bien téméraire, si le langage n'en peut saisir et fixer que l'ombre fuyante.

Nos expressions, a-t-il écrit avec une belle hardiesse, ne sont jamais les équivalents de l'idée. Les dogmes catholiques ne sont que les symboles d'un fait divin, qui, loin d'être mesuré par ces propositions, ne serait pas épuisé, ne serait pas approfondi par un millier de propositions nouvelles.... Nous ne faisons qu'exprimer sous des images terrestres ce qui appartient au monde céleste; pareilles images sont infiniment au-dessous de la réalité. Et ne craignant point de produire des

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exemples, Xewman ose citer « tout particulièrement » le plus scabreux de tous les mystères : Il en est ainsi tout particulièrement de la doctrine de la filiation éter- nelle de notre Seigneur et Sauveur....

Combien de vaines et dangereuses discussions sur la divinité du Fils de Dieu, « essentielle » ou « métaphysique », proclament les uns, simplement figurée et morale, soutiennent les autres, la pleine intelligence de cette pensée de Newman n'au- rait-elle pas épargnées à la théologie ! Oh! l'étrange aberration, quand on y réfléchit, de vouloir avec acharnement préciser des idées qui ne sont vraies qu'autant qu'elles demeurent incomprises, et de lancer des foudres sur ceux qui les entendent autre- ment que nous ! Montaigne estimait que c'est mettre à trop haut prix nos « conjectures » que « d'en faire cuire un homme tout vif ». Mais ce n'est pas même pour des conjectures que nous marchions jadis à la mort et que nous condamnions au bûcher les hérétiques; c'est pour des mots, des sons, des images, pour de « pauvres figures de rhé- torique », dit Newman, que personne ne prend à la lettre et que tous interprètent diversement! Les religions et les métaphysiques ne sont que des mythologies tant qu'elles consistent à réaliser des métaphores : pur jeu verbal qui risque de ne pas

t. Sermon de 1840 sur la Raison implicite et la Raison expli- cite, à la page 137 des six discours sur la Foi et la Raison, traduction française de Saleilles.

214 l'inquiétude religieuse

rester un jeu innocent si jouer avec certains mots terribles, c'est jouer avec le feu.

On trouve moins originales les idées du philo- sophe Bergson sur la pensée et le langage, sur la distance «. incommensurable » qui les sépare, sur l'illusion qui nous fait prendre pour la traduction adéquate de nos conceptions personnelles des termes empruntés au répertoire commun et que nous avons simplement « collés sur elles comme des étiquettes ». quand on rencontre ces idées déjà présentées par Newman, au milieu du siècle dernier, avec une force saisissante1.

Le langage est un signe évocateur d'une foule de choses qu'il ne dit pas ; le peu qu'il exprime a moins d'intérêt et moins d'importance que tout ce qu'il suggère : vérité bien connue des grands artistes de la prose et du vers, des maîtres de l'éloquence et de la poésie. Les penseurs et les écri- vains habiles possèdent d'instinct ce précieux secret ; des charlatans littéraires en ont abusé pour se dispenser du même coup de penser et d'écrire. Si le moindre vocable peut suffire pour évoquer des visions, des souvenirs, des espérances, des rêves, des idées et des pensées sans nombre, d'une valeur infinie, il devient dès lors permis aux mots qui composent la suite d'un discours de n'avoir

1. J'ai commencé à faire ce rapprochement dans mon pré- cédent chapitre sur « La fin de la vieille logique et l'essai d'une méthode nouvelle », chapitre que celui-ci reprend et achève.

NEWMAN 215

qu'une signification très médiocre en soi; on sera même autorisé à les supprimer tout à fait, et enfin les mystiques s'en affranchiront avec allégresse comme d'un empêchement nuisible aux libres élans d'une âme qui aime, qui adore et qui prie.

L'ordre d'importance des diverses parties du culte peut plausiblement s'établir sur cette consi- dération.

Dans les religions qui raisonnent et discourent beaucoup, telles que le protestantisme, la prédi- cation est le centre du culte. Il ne serait point juste de dire qu'il n'y a pas d'excellents sermons : j'en ai entendu de si beaux au temps de ma jeunesse1 que la parole humaine ne saurait s'élever plus haut. Mais les autres sont incomparablement plus nom- breux, et les meilleurs même, parmi ceux qui ne sont pas les chefs-d'œuvre de prédicateurs hors de pair, nous laissent presque toujours l'impression fatigante d'un effort inutilement déployé. A quoi bon toute cette peine? Nous avons pris le chemin du temple afin d'entrer et de nous sentir dans une atmosphère, un milieu et un cadre propres à l'édification; sans quoi nous aurions pu nous contenter de faire chez nous une lecture pieuse. Vos pauvres paroles, vos pauvres idées ne nous procurent pas ce que

1. Voyez mon livre sur La grande prédication chrétienne en France; Bossuet, Adolphe Monod.

216 l'inquiétude religieuse

nous cherchions ; l'orgue et les cantiques y réus- sissent mieux.

Faites que j'entende un peu d'harmonie... Ne me dites rien....

Je suis las des mots, je suis las d'entendre

Ce qui peut mentir; J'aime mieux les sons qu'au lieu de comprendre

Je nai qu'à sentir1.

Plus essentielle que le sermon, la prière en commun est une autre partie importante du culte. On distingue les prières liturgiques et les prières spontanées. Ces dernières sont assurément les meil- leures quand elles sont ardentes, quand elles partent d'un cœur en lutte avec Dieu, comme Jacob avec Fange, pour obtenir ce résultat inouï, d'un pécheur misérable que la foi a rendu vainqueur du Tout-Puissant. De ces prières sublimes, il en existe aussi et j'en ai entendu de telles. Mais, dans l'extrême indigence nous sommes de fortes prières, comme de sermons vraiment éloquents, je préfère encore les textes imprimés, malgré toute leur froideur, et j'approuverais même des paroles latines quand elles rendent un son grave et plein de majesté.

Le a ritualisme » ou retour aux pompes du culte et aux cérémonies fut, dans l'Eglise d'Angleterre, une réaction contre l'intellectualisme austère et aride des sectes protestantes. Newman, en reculant

1. Sully Prudhomme.

NEWMAN 217

jusqu'au catholicisme, accomplit et acheva un mouvement en arrière que l'anti-papisme national de ses compatriotes refusait de pousser à sa der- nière conséquence. Le protestantisme français, de son côté, n'a pas été sans quelquefois sentir très vivement l'insuffisance du culte réduit presque à la sèche ration d'un discours ; mais les traditions ico- noclastes du calvinisme étaient trop invétérées dans notre Eglise pour que les essais d'une contre- réforme à l'intérieur des temples pussent être autre chose qu'un timide compromis, et je me rappelle encore de quel ton méprisant Edmond de Pressensé, chrétien fervent et large, mais fort peu artiste, parlait des tentatives faites par son jeune collègue et cher ami Bersier pour transformer quelques cha- pelles évangéliques, avec des croix, des vitraux, des ogives, en « cathédrales de quatre sous ».

En général, disait Goethe, nous parlons beaucoup trop. Nous devrions moins parler et plus dessiner. Pour moi, je voudrais me déshabituer absolument de la parole et ne parler qu'en dessins, comme la nature créatrice de toutes les formes. Ce figuier, ce petit ser- pent, ce cocon, tous ces objets sont des signes d'un sens profond ; si nous pouvions seulement en déchiffrer le sens, nous pourrions bien vile nous passer de tout ce qui est écrit et de tout ce qui se dit.... Il y a dans la parole quelque chose de si oiseux, de si vain, de si présomptueux1 !...

1. Conversation de 1S00 avec Faîk. Les conversations de Goethe, traduction d'Emile Délerot, t. I, p. 423.

218 l'inquiétude religieuse

La parole est une analyse : les religions qui parlent beaucoup veulent d'abord être intelligibles et claires. Les expressions figurées sont des syn- thèses : toutes les religions qui se manifestent prin- cipalement par des signes sensibles, par des images, des gestes, des cérémonies, des monuments, par les harmonies de l'architecture et par celles de la musique, aiment la profondeur obscure des sym- boles.

Le signe de la croix est le geste, simple et signi- ficatif entre tous, de la religion catholique. Les protestants méprisent ce geste par la môme raison qui leur fait mépriser toutes les formes purement extérieures de la foi : parce qu'il est machinal, parce que l'intelligence et le cœur y sont étrangers. Ce mépris est-il aussi philosophique qu'il croit l'être? Si, en passant devant une église ou devant un cimetière, je fais, même machinalement, le signe de la croix, peut-il être sans utilité aucune que la pensée de l'éternité traverse mon esprit comme un éclair, dussé-je retourner aussitôt à mes songes frivoles, dussé-je ne pas même les interrompre, et ne vaut-il pas mieux donner aux choses d'en haut une dose d'attention infinitésimale que de les oublier tout à fait? Le signe de la croix avant les repas, en remplaçant le henedicite qu'il résume, pourrait offrir une ombre de religiosité presque suffi- sante aux gens sérieux qui trouvent convenable de remercier l'Auteur de tout bien, mais qui répugnent

NEWMAN 219

au matérialisme béat, à l'égoï.sme content et satis- fait dont l'action de grâces naïvement optimiste prend trop souvent le caractère1.

Tout s'exagère. Il n'est point contestable que le protestantisme, à force de vouloir être la reli- gion « en esprit et en vérité », à force d'oublier que l'homme est aussi, qu'il est même d'abord un être de sensibilité et d'imagination, a exagéré jusqu'à l'abus l'indifférence aux actes extérieurs de la piété et l'importance de la vie intérieure réduite à la subjectivité pure.

Les protestants, disait Newman avec profondeur, ont mis la foi à la place dit Christ. La foi encombre la route; elle devient le but, la fin de la religion. Bien plus que sur le Christ, objet de la foi, on s'appuie sur la foi elle-même, sur la conviction et le réconfort qui

l'accompagnent On ne nous dit plus de regarder le

Christ, mais de constater qu'on le regarde Lorsque

des hommes prennent, pour ainsi dire, leur foi dans leurs mains, l'inspectent curieusement, l'analysent et s'absorbent en elle, le Christ les intéresse moins que ce qu'ils nomment leurs expériences Non, la foi véri- table n'est pas la contemplation de soi-même"2.

Appliqué aux choses de la religion, écrit fine- ment l'abbé Brémond, commentateur de Newman, « l'expérience » est presque un mot protestant.

1. Voyez la critique de cette forme de la piété, qui tombe en désuétude, dans mon livre sur L Inquiétude religieuse du temps présent, p. 137.

2. Newman. Essai de biographie psychologique, par Henri Brémond, p. 161 et suiv.

2 20 l'inquiétude religieuse

Les controverses un peu byzantines l'intel- lectualisme protestant se complaît sur le vrai carac- tère de la foi, sur ce qui la distingue de la croyance, sur la question de savoir si elle peut sauver les âmes par elle-même et indépendamment de leur credo, tombent directement sous le coup de la cri- tique très pénétrante de Newman. En vérité, on peut trouver plus d'édification à presser sur son cœur un crucifix en bois ou en métal qu'à creuser ces subti- lités ingénieuses.

Le phénomène qui est le grand scandale de l'intelligence protestante : un protestant se con- vertissant au catholicisme par des raisons d'ordre idéal et désintéressées, demeure en effet inex- plicable, tant que l'on fait d'abord dépendre de l'esprit qui juge, raisonne, discourt, analyse, examine, veut voir clair, l'assentiment en matière religieuse. Mais l'énigme deviendra moins incom- préhensible si l'on veut bien considérer que les motifs honoi%ables qui peuvent déterminer cette conversion et qui ne sont, par conséquent, ni l'entraînement de la mode, ni un certain snobisme, ni une faiblesse amoureuse, ni l'argent, ni aucun intérêt, n'ont très probablement rien d'intellectuel. Leur action s'exerce presque tout entière dans le domaine de l'imagination et du sentiment. Qui veut philosophiquement s'expliquer le renouveau chrétien sous la forme catholique, qu'il semble

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affectionner de plus en plus de nos jours, chez certaines âmes lasses de nos vains raisonnements, devra commencer par faire une critique sérieuse de Fin tellectualisme .

Vous prétendez que l'homme qui pense évolue toujours vers plus de lumière, qu'un retour en arrière à des états de pensée inférieurs et dépas- sés depuis longtemps est contraire à l'ordre naturel des choses, et que, en conséquence, la conversion d'un protestant au catholicisme est une exception tout à fait rare qui ne mérite d'être étudiée qu'à titre de singularité curieuse1. Mais est-il donc si indubitable qu'une dose relativement forte de ratio- nalité soit, pour une doctrine religieuse, une recom- mandation? Il faudrait alors donner au judaïsme le prix d'excellence. La religion juive moderne, sans mystères, sans ombres, sans même un peu de vague et de clair-obscur, toute lumineuse, est la raison même : peut-on rien imaginer de moins religieux, je veux dire ici, de moins céleste, de plus terre à terre? L'argument du protestantisme orthodoxe contre le protestantisme libéral, à sa- voir, qu'en éliminant des Evangiles le surnaturel, il réduit la religion chrétienne à n'être qu'une phi- losophie, a beaucoup de force. Je dois franchement avouer que je n'ai jamais très bien entendu nos ré- ponses peu nettes à cette objection embarrassante.

1. Voyez la préface de L'Inquiétude religieuse du temps pré- sent, p. x.

222 l'inquiétude religieuse

Ne vaudrait-il pas beaucoup mieux admettre enfin, de bonne foi, que nous voulons en effet rationaliser la religion, mais en respectant et en conservant son caractère sublime, transcendant et divin, qui ne saurait consister dans un mer- veilleux de fabrication notoirement humaine, inutile à l'édification des âmes, injurieux pour la vérité révélée, offensant la conscience et la raison? La communion avec Dieu par la prière, par les sacre- ments et par tous les symboles du culte et de la vie chrétienne, suffit, sans qu'aucun prodige soit nécessaire, pour enlever à la platitude et pour ravir au ciel la religion rationalisée. On appellera cette religion philosophie ou même science, si l'on veut, la science divine, comme on disait autrefois, Divinity, disent encore les Anglais pour nommer la théologie. Les merveilles de la science ne sont pas de vrais miracles, puisqu'elles com- portent une explication toujours naturelle ; mais, à un certain degré de ferveur, notre admiration enthousiaste pour le génie de l'homme ressemble à de l'adoration et devient presque un culte. Pour- quoi crier au sacrilège ? le divin et l'humain ne sont point exclusifs l'un de l'autre, et l'Homme - Dieu a personnifié leur union.

L'homme profondément religieux, sans faire à sa raison aucune violence, baigne toutes ses pensées et toutes ses actions dans une atmosphère divine. Les perspectives que l'hypothèse d'une vie future

NEWMAB 223

ouvre à l'imagination n'ont pas besoin d'être irra- tionnelles pour avoir un charme religieux. Le natu- raliste Armand Sabatier crovait à l'identité orisi- nelle de la matière et de l'esprit, des forces cosmiques, telles que le magnétisme, l'électricité, la chaleur, la lumière, et des forces psychiques. Sortie de l'esprit, la matière doit faire enfin retour à l'esprit. La doctrine de la survivance des âmes, celle de la communion des vivants et des morts, peuvent s'alimenter à cette grande idée. Newman, contemplant la nature en poète mystique, écrit dans son Apologie : « Je considérais les anges comme les causes réelles du mouvement, de la lumière, de la vie et de ces principes élémentaires de l'univers physique qu'on appelle les lois de la nature. » Il avait dit, en effet, dans un sermon de 1834 :

Des anges sont au milieu de nous. C'est un péché de ne pas les voir et de tout expliquer par les prétendues lois de la nature. Pourquoi est-ce que les rivières coulent, que la pluie tombe, que les vents soufflent? Pourquoi le soleil nous réchauffe-t-il? Quel est le prin- cipe dernier de tous ces mouvements?... Ici l'Ecriture intervient et semble nous montrer les anges à la source de ces mystérieuses harmonies.

Précurseur du mathématicien Henri Poincaré et devançant la doctrine que M. Boutroux devait sou- tenir dans sa mémorable thèse sur la Contingence des lois de la nature, Newman avait écrit dans la

224 L INQUIÉTUDE RELIGIEUSE

Grammaire de l'assentiment, pages 56 et sui- vantes :

Nous confondons la causalité avec Tordre.... Ayant constaté entre les phénomènes certaines relativités, nous avons donné le nom de cause aux faits hypothé- tiques qui unissent la masse des phénomènes, alors qu'en définitive ce n'est qu'une formule employée pour plus de commodité, pour représenter ces phéno- mènes Il n'est nullement prouvé que la nature soit

partout uniforme, que la loi de la chute des corps soit invariable. Il serait plus sage de dire que l'ordre de la nature est général dans ses manifestations plutôt que dédire qu'il est absolu.... Une loi n'est point une cause, c'est un fait.... L'assentiment que nous donnons à cette proposition, que tout phénomène doit avoir sa cause, tient aux observations que nous avons faites en nous-mêmes. Nous raisonnons par analogie d'après ce qui se passe au dedans de nous En face de la ques- tion cause, notre seule expérience est la volonté. Si vous m'acculez à cette question : Qu'est-ce qui peut rompre l'ordre de la nature? je répondrai : Celui qui l'a voulu peut ne plus le vouloir; l'immutabilité de la loi dépend de l'immutabilité de cette volonté1.

Pour mettre un terme aux conflits toujours renais- sants de la science et de la religion, on nous a trop souvent répété ce faux aphorisme qu'il faut les accueillir toutes les deux, quoiques adverses, en les enfermant dans leurs deux domaines respectifs

1. Cf. les chapitres m et v du présent volume.

NEWMAN 225

séparés comme par une « cloison étanche » et impénétrables l'un à l'autre. Paradoxe violent qui n'a jamais pu sortir des régions de la théorie, de même que la neutralité scolaire et toutes les situa- tions ambiguës. En fait, tant que l'ancienne supré- matie de la « science divine » sur les sciences hu- maines prolongea le fantôme de sa survivance, tous les efforts possibles furent tentés pour justi- fier scientifiquement la sainte Ecriture en la mon- trant d'accord avec l'astronomie, la géologie, etc. On renouvelle encore de loin en loin cette tentative enfantine, et c'est la convulsion la plus ridicule du dogme expirant de la théopneustie ; car de quelle utilité peut-il être, grand Dieu! pour la foi reli- gieuse de l'humanité, que le récit de la Genèse sur la création soit plus ou moins conforme aux der- niers manuels scolaires ?

Désormais, dans la bonne entente qu'on a raison de désirer et de croire possible d'établir entre les deux sœurs naguère ennemies, non plus par l'indifférence de l'une pour l'autre, mais par leur réconciliation, c'est la science qui a pris le pas et qui, avec tranquillité, attend que la religion vienne à elle.

L'évidence de cette interversion de l'antique hié- rarchie éclate dans tous les faits. Les ministres du culte chrétien n'évitent-ils pas, avec une instinctive prudence, dans les sermons mêmes qu'ils prêchent aux grandes fêtes religieuses, de faire des allusions

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226 l'inquiétude religieuse

trop claires à des miracles déconcertants? Un pro- fesseur d'une Faculté de théologie protestante écrit : « A ma connaissance, tous nos étudiants sont entrés dans le courant de la théologie évangé- lique moderne1. » Paroles pleines d'un sens grave, qui signifient que la jeunesse française de l'avenir interprète au sens spirituel et figuré ce que ses pères prenaient simplement au pied de la lettre. Nous avons enregistré l'aveu que la force de la vérité arrachait à Xewman : « La masse de la classe instruite est devenue libérale sur tous les points de l'Angleterre. » Les auteurs anonymes de ce récent manifeste d'une poignante éloquence, intitulé Ce qiïon a fait de l'Eglise, font, à la page 233, cette remarque très importante, que, s'il y a aujourd'hui, dans l'armée de la science et jusque dans l' avant-garde de cette armée, des catholiques notoires, l'opinion du monde les regarde « comme savants quoique catholiques », tellement qu'un traité de géologie, de zoologie, de botanique, de droit, de philosophie ou d'histoire qu'on publierait, au vingtième siècle, avec l'approbation d'un ou de plusieurs évêques, bien loin de recevoir de ce patro- nage épiscopal un supplément d'autorité, devien- drait aussitôt suspect d'être médiocre et que l'édi- teur commettrait une insigne maladresse par cette recommandation. Tant la science laïque a sup-

1. Eugène Ménégoz, Du fidéisme, t. III, p. 131.

HEWMAK 227

planté, dans la confiance des hommes, l'ancienne préséance de l'Eglise !

Que la religion doive retenir, pour rester reli- gieuse, une proportion nécessaire d'irrationalité, la thèse est très plausible, mais c'est une question de mesure. Non, vraiment, on ne peut pas tout avaler ; il y a des bourdes trop fortes. « Plut à Dieu, disait Renan au regret de ne plus croire, que je pusse oublier un instant les impossibilités scien- tifiques du catholicisme ! Tout vient se briser en moi contre le rocher de la science et de la critique, contre ce mot fatal : Ce n'est pas vrai*. » On n'est point un « sot », quoi que Pascal ait feint déses- pérément d'en penser, de rejeter les absurdités trop absurdes, telles que celles dont Sully Pru- dhomme a froidement dressé la liste et qui sont « l'énoncé contradictoire de faits essentiellement impossibles, comme serait la construction d'un cercle carré2 ».

On a beau, dans l'intérêt même de la vérité reli- gieuse, vouloir réduire la religion à ce qu'elle a d'incomparable vertu pratique, la définir, avec Matthew Arnold, une « morale élevée, embrasée, illuminée par le sentiment », elle est aussi la religion chrétienne comme les autres une

i. Cité par les auteurs de Ce qu'on a fait de l'Eglise, p. 235.

2. Voir l'Appendice de La vraie religion selon Pascal, p. 391 à 414 : Critique des formules dogmatiques [du catholicisme] par les règles de Pascal pour les définitions.

228 l'inquiétude religieuse

explication du système du monde. Dès lors elle ne doit pas, elle ne peut pas opposer un démenti ou une fin de non recevoir aux acquisitions incontestées de la science. Piteusement, elle défendait autrefois pied à pied son système de légendes et de dogmes contre l'extension régulière de la vérité scienti- fique et elle n'abandonnait enfin ses erreurs que le jour elle ne pouvait pas faire autrement. Qu'elle ait donc assez de courage, de franchise et surtout de confiance en la vérité pour ne plus attendre ce jour! Qu'elle le regarde venir et qu'elle le salue!

Newman, chrétien moderne en dépit de lui- même, « était convaincu de la nécessité d'appro- prier l'apologétique aux difficultés nouvelles issues de la science et de la critique1. » A l'autre extré- mité de l'Eglise chrétienne, ce fut presque un trait de génie (tant l'idée était neuve, hardie et féconde!) de la part des protestants évangéliques et libéraux français réunis à Jarnac en 1906, de proclamer non plus seulement le droit, mais le devoir « de prati- quer le libre examen en harmonie avec les règles de la méthode scientifique et de travailler à la réconciliation de la pensée moderne avec l'Evan- gile ».

Newman disait « nécessité » ; la déclaration de Jarnac dit « devoir » : toute la différence entre la sagesse catholique et la sagesse protestante, en face

1. Paul Thureau-Dangin, Xeicman catholique d'après des documents nouveaux.

KEWMAN 229

de la vérité scientifique, est là. Qui cède à la vérité par force peut ne pas l'aimer : Newman, profon- dément sérieux, sincère, loyal, et ami de la vérité en ce sens, subissait malgré lui la victoire néces- saire du christianisme libéral et prenait sa revanche de cette défaite en disant aux libéraux les choses les plus dures. Mais l'homme qui sent au fond de son cœur l'obligation morale de se rendre à la vérité n'obéit à aucune contrainte : il n'est serviteur que de la raison, ce qui est l'unique façon d'être libre. Seuls, les chrétiens vraiment modernes ont pu mettre fin au vieil antagonisme de la science et de la religion, parce que seuls ils ont fait voir, par leur accueil franc, ouvert et joyeux à tous les ordres du savoir humain, que la science est bonne et qu'elle est une; que la raison qui nous éclaire est de Dieu comme la foi et qu'aucun devoir ne prime celui de reconnaître la vérité elle est.

Très intéressant, infiniment plus intéressant que son grand confrère le cardinal Manning, dont l'activité surtout politique, pas assez pure d'ambi- tions terrestres et d'intrigues misérables, a trop rétréci l'horizon et l'âme, ouvert, hospitalier, sympathique ; amoureux delà beauté dans la nature et dans les arts, ayant pour la musique, comme pour la poésie, ce culte passionné que Shakespeare n'attribuait qu'aux âmes nobles ; instruit par toutes

230 l'inquiétude religieuse

les expériences de la vie du chrétien, protestant et catholique non seulement tour à tour, mais à la fois, si j'ose dire, et très large par conséquent, malgré certaines apparences et malgré les accès d'un zèle un peu étroit par moments ; riche d'idées fécondes qui sont les prémices du renouveau philosophique et religieux de notre époque inquiète et cher- cheuse, Nevvman, cependant, ne s'impose pas à elle comme un vrai maître des esprits, parce qu'il n'a point su ni peut-être voulu assujettir sa pensée à une rigoureuse coordination. Il n'est qu'un grand et libre amant de la vérité dans la diversité curieuse de ses formes.

Le spectacle qu'il a donné et que William James déclarait incompréhensible, celui d'un homme intel- ligent soumettant son intelligence à une autorité extérieure, demeure, quelque explication qu'on en propose, difficile à comprendre. Pour un protestant, cette soumission restera toujours une déchéance volontaire de la majorité intellectuelle il était parvenu. Sans doute, on peut s'amuser à soutenir qu'il est bon de redevenir enfant, et que notre Sei- gneur l'a dit; mais on badine ou si cette expres- sion paraît mal séante on déclame ; car le retour à l'état d'enfance, qu'on fait semblant de recom- mander, doit se justifier par de bonnes raisons et, dès qu'on raisonne, on n'est plus enfant. Le vieil- lard ou l'homme mûr peut artificiellement se rajeu- nir en apparence, mais un vrai recul d'âge au moral

NEWMÀ1S 231

comme au physique est aussi impossible qu'un changement de sexe.

On peut encore trouver avantageuse la soumission à l'autorité, par ce misérable motif que la liberté et, par conséquent, la responsabilité de choisir est un grand embarras ; mais ce n'est point un pré- cepte moral et c'est même tout le contraire : ce lâche conseil d'hygiène est une injure pour l'homme qui pense.

Quant aux raisons objectives qu'un catholique peut faire valoir pour excuser sa soumission à l'or- thodoxie officielle, elles reviennent toutes à ceci, qu'on n'a point foi en la vérité, et c'est le scepti- cisme qui les fonde. C'est parce que la France est généralement orthodoxe, selon une remarque pro- fonde de Renan, que l'indifférence religieuse v est si grande et que les Pères Hyacinthes y sont si rares.

Le serment anti-moderniste que Rome exige des prêtres n'est qu'un geste, dites-vous, geste sans importance, auquel l'àme la plus fière consentira de se plier, sans trahir la vérité plus sérieusement que nous le faisons tous les jours dans les protes- tations de service dévoué et d'affection fidèle qui terminent nos lettres. Les anathèmes des encv- cliques contre la civilisation moderne ne sont qu'hy- perboles convenues de la rhétorique pontificale. Le Symbole des apôtres n'est qu'un « symbole », c'est-à-dire une suite de figures offertes à l'imagina-

232 L'INQUIÉTUDE RELIGIEUSE

tion, qui ne signifient point ce qu'elles disent ; car si, de l'aveu unanime des chrétiens qui ont un peu de bon sens, Jésus « descendu aux enfers » puis « remonté au ciel », ne s'est pas littéralement « assis à la droite de Dieu », en vertu de quelle distinction serait-on obligé de prendre au pied de la lettre sa naissance virginale et sa résurrection corporelle?

C'est juste. Mais l'exercice des interprétations spirituelles est plein de graves périls en accoutu- mant l'esprit à jouer sur le sens des mots et a ne plus prendre au sérieux la parole, organe de la pensée et de la vérité, le discours de la raison, si beau quand il brille d'une clarté parfaite, le Logos, le Verbe qui a créé les mondes.

Quand Louis XVI prêta le serment du sacre, il dut, aux termes du texte officiel, s'engager for- mellement à « exterminer de ses Etats tous les hérétiques. » Comme il ne restait personne d'assez arriéré, en cette fin du dix-huitième siècle, pour prendre au sérieux une formule si barbare, les scep- tiques conseillaient au roi de passer outre sans faire attention à de vains mots dont l'omission eût irrité les dévots et les fanatiques ; mais l'honnête Turgot estimait qu'il était plus digne de les passer sous silence. Louis XVI se tira de la difficulté en bre- douillant.

On nous dit aujourd'hui que nous sommes vrai- ment trop naïfs de prendre au tragique l'apologie de la Saint-Barthélémy et qu'un homme d'esprit a fait

NEWMAN 233

la meilleure réponse aux sinistres farceurs de l'Action Française en les appelant « l'école de Tarascon ». Si ces tristes sires s'amusent ou s'ils déclament, c'est de la bien mauvaise plaisanterie ou de la bien mauvaise rhétorique ; mais ce que nos yeux contemplent encore, au dix-neuvième siècle et au vingtième, dans des pays d'Europe qui ne se croient pas moins civilisés que la France, montre qu'il ne faut pas s'y fier.

La conscience de Newman était trop pure pour que l'apparence même d'un mensonge en ait jamais terni la glace ; mais son intelligence si souple et si riche n'a ignoré aucun des sophismes dont la vérité se pare quelquefois et se voile au détriment de sa candeur. Le mélange piquant d'une innocence presque naïve avec une curiosité intellectuelle presque téméraire compose l'attrait singulier de cet esprit si original, unique probablement dans l'histoire du catholicisme.

CHAPITRE X Réponse à une Enquête du h Cœnobium ».

1912.

Savons-nous, de science certaine, qu'il n'y a point de Dieu et qu'une mort totale nous attend?

Non. Nous pouvons le craindre, croire que c'est probable, mais nous ne le savons pas de science certaine. Savons-nous, de science certaine, que Dieu existe et que l'esprit qui nous anime doit sur- vivre ou peut survivre à notre corps? Pas davan- tage. Il nous est seulement permis de l'espérer.

Dans ces conditions, quel est le parti le plus sage? Chercher toujours la vérité, puisque c'est la noblesse de l'homme. Mais, comme il est très probable que la recherche n'aboutira jamais à une certitude, et qu'avant de philosopher il faut vivre d'abord, le conseil de la sagesse, en premier lieu pour vivre bien, ensuite (et peut-être par voie de

RÉPONSE A UNE ENQUÊTE 235

conséquence1) pour aller vers la vérité, c'est d'ac- cepter provisoirement l'hypothèse qui présente le plus d'avantages pratiques.

Dans l'espérance religieuse, je ne vois qu'avan- tages et nul inconvénient. La conviction, la foi sont, il est vrai, plus fermes que l'espérance, et on peut les estimer supérieures par ; mais l'énergie même avec laquelle elles affirment les expose à des excès d'ardeur dont l'espérance est pure. L'homme qui se borne à espérer conserve la quan- tité de doute qui fait la prudence intellectuelle. Il est garanti de l'exclusivisme et du fanatisme reli- gieux. Il n'est partisan aveugle d'aucune secte.

Quel danger peut offrir une largeur d'esprit qui ne nie rien, qui n'affirme rien et qui espère? Si l'on est en droit de ne point aimer, de fuir et de redouter certains croyants , parmi ceux qui nient comme parmi ceux qui affirment, j'avoue que je ne comprendrais pas, en face de la simple espérance religieuse, un autre sentiment, chez l'homme qui en est dépourvu, que l'envie secrète de la partager.

Ces réflexions contiennent implicitement au moins mes réponses aux principales questions de l'enquête.

1. Voy. L'Inquiétude religieuse du temps présent, p. 255, sur les vérités morales qui sont probablement une partie essen- tielle de la vérité métaphysique.

236 l'inquiétude religieuse

Dieu, l'âme, la religion en général sont, à mes yeux, des vérités qui resteront trop utiles, trop bonnes, pour que la pensée, franchissant les limites du doute elle doit demeurer sagement, puisse les nier sans folie. S'il faut choisir entre deux probabilités, dont aucune n'exige l'adhésion intel- lectuelle, — exigible des seules certitudes, mais dont l'une nous annonce et nous apporte la vie, l'autre la mort morale, je répéterai toujours que nous serions insensés de préférer la seconde.

Précisons cependant quelques points et répon- dons explicitement à quatre questions.

1. L'utilité de la prière est une vérité d'expé- rience. Même si l'on suppose inexistant l'objet de la prière, il conviendrait de prier, puisqu'elle est un sursum corda efficace; mais son incontestable bon effet a une valeur objective : il rend probable l'existence d'un Esprit personnel ou universel dont le nôtre peut participer.

2. La vie future n'occupe pas seulement une place dans mes pensées, j'y songe constamment; mais, comme j'aspire à survivre sans pouvoir devi- ner sous quelle forme les mortels survivront, la direction qu'a prise de bonne heure mon rêve de survivance est de laisser de moi un monument lit- téraire qui m'honore et qui dure, substitut par- faitement illusoire et vain, je l'avoue, de l'immor- talité substantielle.

RÉPONSE A USE ENQUÊTE 237

3. Toutes les choses, ainsi que toutes les per- sonnes, ont entre elles des rapports naturels et logiques, des liens de subordination très étroits; rien n'est indépendant, à proprement parler, la morale pas plus que le reste, et l'expression « morale indépendante » est absurde, parce qu'elle retranche la morale dans un impossible isolement. Mais le calcul mesquin et bas d'intérêt personnel, de mar- ché, où une psychologie myope réduit cette dépen- dance nécessaire, rabaisse la morale jusqu'à la détruire. Dans sa plénitude, dans sa perfection, la morale sera toujours religieuse, au sens méta- physique et supérieur du mot.

4. Jusqu'à présent l'école laïque, de l'aveu même de ses amis, n'a pas su être l'équivalente de l'autre dans sa « mission éducative ». Cela tient, en grande partie, au mauvais radicalisme de l'esprit français qui identifie l'école laïque avec l'école athée et n'admet pas de milieu ni de degrés entre le catho- licisme intégral et la libre pensée absolument irré- ligieuse. L'expérience ne deviendra probante que le jour l'instituteur aura rendu au nom et à l'idée de Dieu toute la place qu'autorisent les principes de l'école laïque bien définie; mais je conviens que cette définition vraie et cette juste mesure ne seront pas faciles à trouver.

QUATRIÈME PARTIE CONFESSION ET TESTAMENT

Chapitre XI. Préface pour une troisième série d'Es- sais.

XII. Relire, penser, écrire... mourir.

CHAPITRE XI Préface pour une troisième série d'Essais.

Mansle, 18 mai 1910 (retouches et additions de 1913).

Si je commençais une troisième série d'Essais de morale et d'histoire sur les Réputations littéraires, ce serait avec la claire conscience que je ne ferai plus que me répéter; mais je ne trouverais pas dans cette constatation une raison suffisante de m'abste- nir. Souvent les idées. qui nous sollicitent le plus vivement de prendre la plume sont celles que nous rééditons.

Comment les mêmes pensées peuvent-elles avoir besoin d'être redites ? Parce qu'il a manqué à leur première expression un degré d'accent et de force, quelque chose de plein et d'achevé, qui est le gain de la réflexion ou de l'expérience. Voici, dans mon sujet, une vérité fondamentale : la vanité de tout notre travail littéraire. A tous les points de vue et dans tous les sens du mot, toujours il sera vrai de

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242 CONFESSION ET TESTAIENT

dire que nos efforts sont vains. Combien de fois Tai-je dit et sous combien d'aspects l'ai-je fait voir! Mais si je le répète aujourd'hui, c'est avec une con- viction si nouvelle et si entière que toutes mes con- fessions précédentes sonnent faux comparées à mon présent aveu. Quand j'ai mis sous les yeux de l'écrivain, quand je lui ai fait toucher du doigt la folie d'espérer qu'une chance heureuse pourra le tirer, après sa mort, du crépuscule ou de la nuit dont, sa vie durant, il n'a pas eu l'adresse de sor- tir, je n'ai pas été franchement véridique. Car je gardais un petit reste de foi en cette possibilité absurde. C'est depuis une dizaine d'années seule- ment que je vois avec évidence la chimère d'un pareil espoir.

En constatant, dans la préface et dans l'épilogue de ma deuxième série, l'échec complet de mes Ré- putations littéraires, en l'expliquant même par les meilleures raisons, je ne pouvais éteindre chez moi l'illusion invétérée, due à ma culture classique, qu'un ouvrage bien pensé et bien écrit est organisé pour vivre et vivra en dépit des contre-temps pas- sagers de la mauvaise fortune. Je n'osais y croire et j'y croyais, car, comme l'a dit Montaigne, « nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous- mêmes, qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons défaire de ce que nous condamnons ».

J'ai fort bonne opinion de mes Réputations litté-

PRÉFACE POUR UNE TROISIÈME SÉRIE 243

raires; cette satisfaction intime, semblable à celle que Dieu donne aux grenouilles1, c'est ma conso- lation et ma joie, que nul déboire ne peut me ravir; mais hélas je sais aussi, d'une connaissance cer- taine et objective, que ce livre n'est point entré dans la littérature vivante, et que le seul moment il pouvait commencer à vivre, celui de sa naissance, ayant été perdu par ma faute, jamais il ne pourra rattraper ce retard et réparer l'irrépa- rable dommage que lui causa d'abord la maladresse et la nonchalance paternelle.

Mes Billets de la province ont une valeur littéraire qui aurait pu les faire survivre aux circonstances historiques de leur publication. Un juge compétent les plaçait très haut dans la littérature française et les rapprochait de pamphlets illustres que je n'ose pas nommer; mais le temps n'est plus le style, le talent et l'esprit suffisaient pour assurer la vie d'un ouvrage et c'était se moquer cruellement de moi que de parler ici de « littérature française ». On n'entre pas plus dans la littérature française qu'à l'Académie par la seule vertu d'un bon livre. Eus- sent-elles été écrites par Courier ou Pascal, si mes petites lettres n'ont pas reçu du dehoi^s, en même temps que de leur propre excellence, la v ie, la seule vraie vie, celle qui consiste dans le babil des hommes et des femmes, non dans la simple possibilité per-

1. Voyez ma Deuxième série, p. 1.

244 CONFESSION ET TESTAMENT

manente de faire un jour jaser le monde, leur des- tinée fatale était de mourir en naissant. L'éditeur Stock, lorsque je lui demandai de relancer le volume avec une couverture nouvelle et le nom de l'auteur1, m'a dit la brutale vérité : « Trop tard ! »

C'est donc bien fini. Mais je le constate désor- mais sans la moindre amertume, et ceci chez moi est nouveau. Je commence enfin à comprendre qu'un artiste puisse produire pour la seule volupté d'exprimer sa pensée, sa vision ou son rêve, sans espérer le salaire du suffrage public. Non pas, certes, entendons-nous bien, qu'il me paraisse plus naturel aujourd'hui qu'autrefois d'y être indifférent, et qu'ériger en principe cette indifférence ne demeure par conséquent, à mes yeux, une affec- tation hypocrite et fausse ; mais lorsqu'il est défini- tivement acquis qu'un écrivain qui aurait voulu briller restera dans l'obscurité ou dans la pénombre, pourquoi ajouterait-il à son infortune les regrets qui aigrissent l'humeur? Il peut prendre son parti de cette mésaventure avec sérénité en continuant a jouir de son talent pour lui-même, parce que c'est toujours un intime régal de penser juste et d'écrire bien.

La dernière occasion qui s'est offerte à moi de

1. Quelques personnes savent peut-être que ce pamphlet avait paru dans le Siècle, puis en librairie, sous le pseudonyme de Michel Colline » et c*est tout ce qu'on en sait aujourd'hui.

PRÉFACE POUR UNE TROISIÈME SÉRIE 245

paraître en pleine lumière, ce fut quand la chaire de littérature française au Collège de France, j'avais été présenté en seconde ligne, vingt-cinq ans auparavant, devint vacante par le décès d'Emile Deschanel. Ma candidature, qu'on attendait, aurait eu les plus grandes chances de réussir. Je n'hésitai guère cependant et je m'abstins, pour une raison peu glorieuse, mais bien puissante, la raison qui nous conseille, quand aucun besoin ne nous presse, quand aucun devoir ne nous commande, quand aucun point d'honneur ne nous oblige, de préférer tout simplement la vie à la mort. Car la question se posait pour moi dans les termes péremptoires du vers d' [phigénie] il me fallait choisir

Ou beaucoup d'ans sans gloire Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.

Sur quelques apparences superficielles, on va répétant partout cette sottise qu'une chaire au Collège de France est une sinécure. Le fait est que cette charge accablante m'aurait tué en moins de six mois. Une congestion pulmonaire dont j'avais failli mourir en 1901 m'avait forcé de prendre un long congé de santé qui, renouvelable d'année en année pendant cinq ans, m'acheminait tout doucement à l'âge légal de la retraite ; mais surtout l'amour-propre, l'ambition de surpasser mes rivaux et de me surpasser moi-même m'aurait

246 CONFESSION ET TESTAMENT

imposé un travail d'Hercule que je n'étais plus de force à soutenir.

L'enseignement supérieur, dans les Facultés des lettres, est l'image à peine affaiblie du joug que celui du Collège de France eût fait peser sur moi. On prétend que lui aussi est léger. La vérité est qu'il est si lourd, du moins sous son ancienne forme de la grande leçon publique hebdomadaire quand on fait celle-ci comme il faut, que je ne me porte bien que depuis le jour je me suis délivré de ce cauchemar.

Le Collège de France est, comme la Sorbonne, pour un professeur de belles-lettres, la grande route royale vers l'Académie . En laissant échap- per l'un, je perdais du même coup mon meilleur espoir d'arriver a l'autre, si j'avais vécu.

Mais la comparaison de la perte et du gain me console pleinement et me garde d'éprouver aucun repentir. Je vis, je suis heureux. Ma chère femme concentre sur ma personne toute la tendresse qu'elle aurait eue pour nos enfants, si Dieu nous en avait donné, et me soigne avec un amour plus que con- jugal puisqu'il est quasi maternel. Littérairement, une sollicitude portée à cet excès pourrait me faire le plus grand tort, si l'exercice de ma vocation d'écri- vain en était vraiment contrarié; mais les heures de paresse que j'enrage quelquefois de passer sur ma chaise longue sont amplement compensées par

PRÉFACE POUR UNE TROISIÈME SÉRIE 247

la provision de santé que j'amasse à ce régime et qui semble me promettre de vivre assez longtemps. La tentation me vient-elle de me révolter, de mur- murer contre le despotisme de mon gouvernement domestique? Je réfléchis aussitôt qu'elle a certes le droit, cette épouse bien-aimée, d'exiger de moi un peu d'obéissance et qu'elle mérite bien que je cherche ce qui peut lui être agréable, que j'évite tout ce qui la contrarierait, que je la laisse dor- mir enfin et se reposer, puisqu'e//e m'a sauvé la vie par ses soins patients, minutieux, infati- gables, pénibles jusqu'au dégoût, à une époque les médecins me condamnaient. Sachant qu'elle ne voudra jamais que ce qui est raisonnable et juste, c'est pour payer une dette sacrée de reconnaissance que je me soumets à ses désirs. Oh! l'enviable et rare condition que celle d'un homme dont les devoirs envers lui-même (s'il en existe de tels) concordent avec l'indolence de sa nature! J'ai renoncé à toute fatigue, sorties du soir, céré- monies, banquets, assemblées, conférences tout le monde court, et d'abord (cela me cause parfois beaucoup de regret) à parler moi-même en public, et il se trouve, chose inouïe et délicieuse, que cette lâcheté et cette fainéantise sont la forme de mon devoir!

Mon activité d'écrivain n'a point diminué, au contraire, depuis que je ne suis plus professeur; je goûte, sans détriment pour ma production litté-

248 CONFESSION ET TESTAMENT

mire, le précieux avantage de choisir à mon gré tous mes sujets d'études sans avoir à suivre aucun programme de cours, à satisfaire aucune demande d'éditeur, ni à combiner laborieusement mes écrits avec mes leçons. Je tends de plus en plus à prendre définitivement congé de la pure littérature pour appliquer ma pensée à la philosophie morale et religieuse. Méditer sur la mort, afin de résoudre en connaissance de cause et pour l'heure solen- nelle la plus grave des questions, la conduite à tenir devant l'éternité, n'est-ce pas l'occupation convenable à la vieillesse du sage et l'affaire der- nière de la vie?

En 1906, quand la séparation des Eglises et de l'Etat ouvrit aux protestants de France, divisés par d'absurdes disputes dogmatiques, l'unique voie que le bon sens leur conseillât de suivre, celle de l'union fraternelle, je fis une courte cam- pagne dans la littérature d'action et de combat par des pamphlets religieux, comme j'avais fait, huit ans plus tôt, par un pamphlet politique.

Rasséréné par cette petite guerre, je revins bientôt aux études contemplatives en écrivant les articles de fond dont se composent mes deux recueils de philosophie religieuse : Vers la vérité et L'Inquiétude religieuse du temps présent.

La fortune de ces deux livres a été la même que

PRÉFACE POUR UNE TROISIÈME SÉRIE 249

celle de mes ouvrages de critique littéraire, c'est- à-dire inégale, et médiocre en somme. Si, par une heureuse chance, L'Inquiétude religieuse a obtenu un petit succès relatif, Vers la vérité, par un autre caprice du sort, avait fait un four noir.

Mais était-ce bien un caprice du sort? Le hasard n'explique rien. J'ai montré, dans de précédentes analyses1, que les échecs d'un auteur sont presque toujours sa faute : mon dernier insuccès avait une profonde raison morale que je dois curieusement analyser, à son tour, bien qu'elle me fasse honte, puisque je me confesse et que cette partie de ma confession renferme une leçon hautement instruc- tive.

On a pu légitimement s'étonner de l'intérêt pri- mordial que la question religieuse semble m'avoir offert tout à coup ; on a pu dénoncer, à cet égard, un contraste fâcheux entre mes idées et ma vie : car, hélas! je ne suis rien moins qu'un modèle de foi active et de piété. Serait-ce donc que la religion n'est pour moi qu'un « thème » sur lequel, avec un instrument longtemps exercé par la critique littéraire, j'exécute mes a Dernières variations » ? Non. Ce n'est pas tout à fait cela. Mais j'ai grand peur que ce ne soit pis. C'est une sorte d'expia- tion analogue horreur!) aux bonnes œuvres de la superstition catholique, à ces fondations chari-

i. Voir surtout l'épilogue de ma seconde série.

250 CONFESSION ET TESTAMENT

tables par lesquelles les pécheurs endurcis du temps jadis achetaient des indulgences. N'ai-je pas voulu être édifiant dans mes sermons afin de racheter l'ir- réligieuse licence de mes propos profanes et de ma conduite païenne ? Les hommes sont tellement super- ficiels qu'il n'est point impossible que mes homélies leur aient « fait du bien », comme on dit dans le jargon piétiste, et Ton m'assure, en effet, que j'ai

consolé ou fortifié des âmes Eh bien! j'accepte

avec joie ces témoignages ; sans me faire la moindre illusion sur ce qu'ils ont d'ingénu, je ne me crois pas obligé de les démentir au nom de la vérité sainte, parce que, Dieu merci, je puis me rendre cette justice, au moins, que j'ai toujours été sincère dans ce domaine et qu'il n'y eut jamais ni men- songe, ni hypocrisie, ni aucun déguisement de la vérité dans mes affirmations religieuses. Malheureu- sement, si je suis véridique, je ne suis pas désin- téressé; l'intérêt est le vice mortel qui corrompt par la base mon œuvre entière à travers toutes les formes diverses quelle a successivement revêtues. Le chapitre n du livre II de ma première série se termine par une prière égoïste : « C'est mon Moi que je veux sauver, ô Père de la personne hu- maine!... » Cette prière d'un écrivain avide de succès ne méritait pas d'être exaucée, et le bon Dieu est resté sourd. J'avais cru pouvoir, sans dépouiller Tégoïsme, le « purifier » disais-je et 1' « ennoblir ».

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Quand j'écrivis « Vers la vérité », j'espérais que ce petit volume ayant une utilité religieuse, ma bonne intention serait récompensée. Egoïsme en- core ! Egoïsme toujours! Nouvelle déception! Il en sera de même aussi longtemps que je garderai au fond du cœur, secrète ou avouée, une préoccupation personnelle. Je le sais, je l'ai dit, je l'ai rudement éprouvé et j'ai répété la grave parole : « Qui veut sauver sa vie la perdra1. » Donc, il ne faut pas chercher le succès. Et pourquoi ne faut-il pas le chercher? Pour réussir. C'est un cercle vicieux. Décidément, qu'il s'agisse des livres ou qu'il s'a- gisse des âmes, il est bien difficile à l'homme sin- cère de se désintéresser de son salut.

Tout est égoïsme, jusqu'à et y compris l'analyse intérieure par laquelle nous transperçons notre égoïsme et le clouons au pilori. On ne pourrait exterminer ce ver rongeur que par l'action, mais par une action si pure, si instinctive, si incon- sciente qu'elle ne prendrait pas même connaissance de soi.

La vérité que je répétais sans y croire et dont j'ai fini par faire l'expérience, c'est que l'impres- sion, — achèvement utile et naturel du travail littéraire, n'en est pas l'indispensable complé- ment. L'essentiel, pour celui qui pense, est de

1. 2«sérfe, p. 222; 1" série, p. 60.

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penser; pour celui qui écrit, d'écrire. Gomme la vraie récompense de la vertu est dans la satisfaction « qu'une conscience bien réglée reçoit en soi de bien faire », l'écrivain peut, à la rigueur, se con- tenter de sa propre approbation.

Chaque fois que je rabâche cet antique lieu com- mun de morale, je me demande si je suis bien sincère. Franchement, trouvez- vous que ce beau sentiment soit inattaquable à toute critique? Quel profond égoïsme je découvre sans peine dans ce désintéressement prétendu! Si Ion a écrit quelque chose d'utile ou quelque chose de beau, je consens (et encore, au fond, j'en douterai toujours), que ce ne soit pas pour que les autres en profitent et en jouissent; mais convenez au moins q\ïil est bon que les autres en profitent et en jouissent, et con- venez aussi que cette communion des esprits est meilleure qu'un isolement orgueilleux. C'est pour- quoi je refuse d'accorder à mes contradicteurs que l'écrivain puisse jamais, par une libre préférence , choisir de se passer des applaudissements; mais j'accorde que par résignation il puisse s'en passer et même que, par vertu stoïque, il s'excite finale- ment à le vouloir, c'est-à-dire, à plier sa raison à l'ordre de la nécessité, lorsqu'il ne peut pas faire autrement.

La poursuite de la publicité nous réserve de si amers bouillons que, pour échapper à l'averse, on finit par se résoudre à rester chez soi et à ne plus

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chercher ni éditeurs ni lecteurs. Evidemment, le parti est sûr. Quand on a une cheminée qui fume, un moyen radical d'éviter la fumée, c'est de ne pas faire de feu. N'allez pas à la chasse si vous crai- gnez de revenir bredouille. Ne posez nulle part votre candidature si vous avez peur d'endosser des vestes. Sagesse indubitable ; mais elle a quelque chose de forcé, de contraint qui m'empêchera toujours de la distinguer d'une grimace.

Soyons donc francs, sincères, naturels! La vérité toute simple, pas raffinée du tout, est que je deviens vieux et que je commence à être fatigué. Je m'en- ferme de plus en plus dans ma « librairie » et j'écris pour mon propre régal d'abord, sans affecter un sot mépris de la publicité, mais sans la tenir désormais pour le but unique et suprême, sans courir après elle au détriment de ma santé. Et pourtant, si elle souriait enfin une bonne fois au vieux septuagénaire avant qu'il meure, comme il serait content ! Pu- blier? mon Dieu! je le veux bien. J'aurai toujours de la copie. Je ne fais point de serment d'ivrogne et je n'ai pas juré de ne jamais retourner au cabaret.

On fait à nos ouvrages le trop grand honneur de les considérer comme étant à part et fort au- dessus des articles de commerce. Ils se passeraient fort bien d'être si glorieusement distingués de la marchandise ordinaire. Feu Armand Colin s'indi-

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gnait co iniquement du sans-gêne avec lequel cer- tains clients de sa librairie qui n'étaient ni des professeurs, ni des critiques, ni des amis intimes, semblaient prétendre au service gratuit de ses pu- blications. « Gomment! me disait-il en colère, on trouve tout naturel de payer au boucher sa viande, au boulanger son pain, au mercier ses chemises, et l'on voudrait recevoir nos excellents livres pour rien, comme si leur fabrication ne nous avait rien coûté! » Et moi aussi, à chaque volume nouveau que j'essaie de vendre, je proteste tout bas contre l'abus criant de le distribuer gratis à tant de per- sonnes qui devraient et pourraient Tacheter. Mais j'avoue qu'il y a une certaine différence entre mes « excellents » ouvrages et les chemises du Bon Marché ou les denrées alimentaires offertes à notre consommation. Elles sont de première nécessité : quel besoin le public a-t-il de mes Réputations lit- térales? Soyons juste et reconnaissons qu'elles lui sont absolument inutiles. Si j'étais assez fat pour dire : « Le jardin d'Epicure et M. Bergeret sont inutiles aussi », il n'y aurait qu'à me répondre : « Faites-en autant. »

Mes Essais de la troisième série ne se vendront donc pas plus que ceux de la première et de la deuxième, et pour cause. Ne rentrant point dans la catégorie des livres amusants et ne pouvant ser- vir à préparer aucun examen, qui diable voulez- vous qui les achète? C'est pourquoi je compte en

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faire cadeau, comme des précédents, à un petit nombre d'amis capables de les apprécier; je les prie seulement de reconnaître comme il convient cet hommage d'une partie de moi-même et de ne pas faire semblant de croire que je puisse jamais être blasé sur des lettres sincères qui sont ma meilleure récompense. Le suffrage public demeure à mes yeux la seule vraie forme du succès ; mais à son défaut, celui d'une élite d'intelligences m'est cher, et puisque c'est le seul qu'il me soit permis d'espérer, j'y tiens.

Si j'avais eu la joie de publier une seconde édi- tion de mes Essais de 1893 et de ceux de 1901, j'en aurais fait disparaître des fautes, des erreurs, des sottises que je voudrais effacer au moins des exemplaires que je donne. J'en ai donc corrigé quatre ou cinq à la plume, et ce fut un assez long travail. Ils appartiennent à Ernest Lichtenberger, à Samuel Rocheblave, à Fernand Robineau et aux héritiers de feu Henri Monod. Il existe en outre un exemplaire d'auteur que je garde. Ils pourront tous servir à constituer une édition nouvelle si l'impos- sible miracle se produit un beau jour et si mes Réputations littérales entrent dans la vie. En attendant, je continue à corriger, j'efface beaucoup, j'ajoute quelquefois, je mets des notes. Gela restera probablement la seule occupation de ma vieillesse, quand mon cerveau tout à fait à sec ne pourra plus trouver de pseudo-inventions et de simili-neuf.

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Je caresse en même temps le rêve effronté d'un volume de Pages choisies du même auteur. Le plus souvent ces sortes de livres sont posthumes, et ils cessent alors d'être effrontés. Mais Alphonse Allais pensait avec quelque raison que si la publication est anthume, il y a de la chance pour que Fauteur en jouisse davantage. Je serais assez curieux de me payer cette dernière et paradoxale aventure.

Après ma mort, mes héritiers trouveront, mêlées à ce qui les intéresse, des dispositions testamen- taires concernant les livres chéris qui sont mes seuls enfants. Mes préférés (sans reparler du fils bien- aimé entre tous) sont mes Paradoxes et truismes d'un ancien doyen, mes Billets de la province, mon Victor Hugo à Guernesey (le plus inattendu et le plus inexplicable de tous mes fiascos) et Lin- quiétude religieuse du temps présent. On honorera mon ombre si l'on réimprime un jour ces cinq ouvrages: mais il serait contraire aux conclusions de mes Réputations littéraires d'espérer fermement la résurrection de ce que je n'ai pas su faire vivre : ce vœu n'est donc qu'un simple souhait, ce n'est pas une dernière volonté. Pour chaque réimpres- sion, comme pour l'impression d'un recueil de Pages choisies, on s'inspirera de ce que j'ai écrit dans mes Réputations littéraires, page 248 de la lre série, au chapitre de La mort des livres.

Ainsi, pour mes chefs-d'œuvre, du papier excel- lent et magnifique.... Mais pour mon pauvre corps

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l'enterrement le plus modeste. Cortège de parents et d'amis réduit au minimum. Ni fleurs, ni cou- ronnes, ni robes de cérémonie, ni soldats, ni dis- cours laïques. Un pasteur. Aucun homme d'âge ne sera chargé de tenir un des cordons du poêle. Et d'ailleurs il n'y aura pas de cordons du poêle. Peut- on rien imaginer de plus absurde que de compro- mettre la santé des vivants pour rendre aux morts un hommage vain? Je défends absolument que personne s'expose, pour honorer mes misérables restes, au risque du moindre coryza.

Assis ou debout devant mon bureau, à la pro- menade, au lit, couché sur ma chaise longue, je vais continuer maintenant, sans me lasser, de fixer avec ma plume ou mon crayon les idées qui m'en- chantent et auxquelles je serais si heureux d'inté- resser aussi mes amis anciens et nouveaux, la foule des inconnus, les gens de goût, le public indiffé- rent, les étrangers, les Français qui aiment encore la simple langue française, bref, le plus grand nombre de lecteurs possible. Mais j'écrirai pour moi d'abord et pour mon plaisir, sans hâte et sans fatigue et toujours de mon mieux, « afin que cela m'amuse », comme disait le bonhomme La Fon- taine quand il se rendait à l'Académie, et mon « gouvernement » se fâchera et grondera, disant que je travaille trop.

17

CHAPITRE XII Relire, penser, écrire... mourir.

Février 1913.

Rousseau avoue [Confessions. IIe partie, livre IX, année 1766) qu'il n'a pas lu Candide : c'est possible. Dans son discours de réception à l'Académie française, Pierre Loti s'accuse ou se vante d'igno- rer la plupart des écrits de ses illustres contem- porains : c'est probable.

Les grands individus ont des droits singuliers; ils peuvent s'affranchir de l'obligation d' « être au courant », c'est-à-dire d'avoir une connaissance superficielle et comme à vol d'oiseau de tous les sujets, de toutes les publications qui alimentent les conversations du monde. Cela ne nous est pas permis à nous autres, pauvres génies stériles, qui n'avons appris à lire que pour pouvoir, au gré capricieux des propos mondains, causer de tout ce que les honnêtes gens ont lu. Mais il y a des mo- ments où je me révolte contre cet importun devoir

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de société. Est-il juste, après tout, est-il obliga- toire que nous dépendions à ce point des premiers scribes venus, et même de l'élite, à qui il plaît d'écrire n'importe quoi? Et s'il me plaît, à moi, de vous ignorer? N'en suis-je pas le maître? De quel droit me faites-vous votre esclave et mettez-vous la main sur mon temps, que j'aurais pu mieux employer ailleurs, sur ma pensée, dont vous vous emparez soudain et que vous occupez de la vôtre lorsqu'elle en était à mille lieues? Non! je ne veux pas être forcé de vous suivre je n'ai nulle envie d'aller. Si un livre me tente, je le lirai; si un livre m'instruit et me charme, je le relirai : ce qui est odieux, c'est le viol de ma liberté, c'est que je puisse être contraint de parcourir mille choses qui ne m'intéressent pas, pour cet unique motif qu'on en parle et qu'il faut être « dans le train »! J'ai tou- jours plaint bien sincèrement, comme asservis au plus insupportable des jougs, les pauvres journa- listes que leur métier de critique ou de chroniqueur condamne à lire au galop, sans suite et sans choix, tout ce qui s'imprime.

Encore les livres ont-ils une certaine discrétion : on peut ne pas les ouvrir. Mais les journaux ! mais les revues ! qu'elles sont obsédantes et tyranniques ! J'en reçois une douzaine : comme il y en a bien davantage, auxquelles je ne suis pas abonné et qu'il faut lire aussi (car ce ne sont pas les moins importantes), la presse périodique à elle seule

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dévore tout le temps que je puis consacrer à la lec- ture. Où placer, dans cette précipitation confuse, l'heure de me recueillir et de songer à l'éternité? l'heure seulement de penser à l'étude littéraire, morale ou religieuse que j'ai entreprise?

Les chrétiens ont une règle excellente dont l'ap- plication sérieuse suffît pour relever sensiblement le caractère de bassesse, de frivolité vide qu'im- priment sur notre vie quotidienne ses pauvres et continuelles distractions : ils prient matin et soir et ils lisent tous les jours la Bible. Régulièrement donc, pendant ces quelques minutes, leur pensée s'élève vers Dieu. Mal heureuse ment pour moi, j'ai abandonné peu à peu une si précieuse discipline, et je sens tout le tort que cette négligence m'a fait. Je voudrais que mon sincère aveu servit à ceux qui peuvent encore en profiter.

On peut faire, sur l'acte de la prière, des ré- serves subtiles et spécieuses ; on peut en donner une définition excessivement large qui l'identifie avec la méditation intérieure et même avec toute espèce de travail utile : mais son caractère essen- tiel ne demeure-t-il pas d'être un élan vers une Force infinie dont nous invoquons le secours? et l'élan ne court-il pas le risque de devenir de plus en plus rare, et l'invocation de rester de moins en moins efficace, s'ils ne s'adressent pas aune Per-

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sonne invisible et présente qui peut y répondre? Je ne veux pas nier non plus qu'il existe d'autres viatiques que la Bible : la lecture de Marc-Aurèle ou celle de Spinoza a pu être presque aussi édi- fiante pour quelques grandes âmes de stoïciens, pendant que, dans la Bible, tout ne nous offre pas un aliment mystique d'égale valeur.

M'étant mis à relire, cette année, l'évangile selon saint Marc, qui passe pour le plus ancien des synoptiques, j'avoue que j'eus une certaine déception. J'avais un peu oublié cette continuité presque ininterrompue, dès les premiers chapitres, d'histoires miraculeuses et je trouvai qu'il y en avait un peu trop pour la nourriture spirituelle que je cherchais. J'admettrais aujourd'hui sans répugnance ce qui m'aurait autrefois scandalisé : une large et copieuse sélection de tous les tré- sors de vie qui abondent dans les livres saints, à l'exclusion des parties indigestes. Cette sélection n'était pas acceptable tant qu'on a considéré l'Ecri- ture comme une autorité extérieure et purement divine à laquelle devaient se soumettre toutes les résistances de la conscience et de la raison ; mais ce dur paradoxe ne tient plus devant la nécessité première et enfin reconnue d'une profonde harmo- nie morale l'antique lettre sacrée, devenue l'ob- jet d'un culte sans superstition, aide puissamment à la conversion du cœur naturel sans fausser notre sens du juste et du vrai.

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Cependant la Bible, même avec ses scories, ne saurait être remplacée par rien; elle demeure le meilleur des livres de chevet, la plus riche, la plus variée, la plus inépuisable des sources d'eau vive, le plus consolant et le plus fortifiant de tous

les viatiques.

Je connais une dame qui se rappelle tout ce qu'elle a lu. Mon aïeul paternel avait le même don, il disait avec étonnement : « Comment fait-on pour oublier? » Pour moi, j'oublie beaucoup de choses, et de certains livres j'oublie tout. Il est vrai que, d'après un grand philosophe1, si j'ai compris son livre, nous avons deux mémoires, non pas séparées, mais distinctes : l'une, passive ou contemplative, qui conserve à notre insu tous les souvenirs sans le jeu de la volonté, mais qui, ne les utilisant pas, est pratiquement pareille à l'ou- bli; l'autre, qui utilise certains souvenirs, les en- tretient et les exerce. La première peut, dans des circonstances exceptionnelles, évoquer le rappel des choses une fois perçues pour toujours qu'elle avait emmagasinées sans y songer; la seconde, dépendant de l'attention et de la volonté, en suit toutes les phases, s'endort ou se ranime avec elles. Peut-être, si je meurs noyé ou pendu verrai- je, en la dernière seconde de ma vie (comme des

1. Bergson, Matière et mémoire.

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rescapés en ont fait l'expérience), défiler devant moi avec la rapidité instantanée d'un rêve la suite de ce que j'aurai vu, entendu et lu durant le cours de mon existence, tout cela reparaissant à mes yeux sans une seule omission et dans l'ordre chaque image s'est produite! mais, en attendant ce moment suprême, la condition ordinaire, l'habitude de toutes mes journées et de toutes mes heures, c'est l'oubli.

Les faits, les formes, les couleurs, les lieux, les époques, les sites, les physionomies même et les traits de la plupart des vivants que je rencontre, tout ce qui est concret et individuel s'efface rapide- ment de mon souvenir. De cette infirmité vient mon ignorance de l'histoire et de la géographie, la faci- lité avec laquelle je me passe de voyager, mon indif- férence relative et mon inattention aux arts de la peinture et du dessin, et l'ennui confus qui me reste de tous les tableaux littéraires qui ne sont que des portraits ou des paysages. Les romans peuvent m'amuser pendant que je les lis, parce que je suis puérilement curieux de « savoir ce qui va arriver » ; mais j'en oublie aussitôt tous les évé- nements, et si je ]es relis ensuite, je pourrai me flatter, avec plus ou moins de fondement, que c'est à cause des qualités exquises de moraliste ou de psychologue qui distinguent leurs auteurs ; ce ne sera sûrement pas pour leur talent descriptif.

Ce que je me rappelle le moins mal et ce que

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j'aime le mieux dans les livres, ce sont les idées ingénieuses et pas trop obscures des philosophes discourant sur des vérités moyennes, à ma portée, et ce sont aussi les mots, plus encore que les idées, et surtout le son éloquent des mots. Oh! comme je comprends Flaubert faisant « passer par son gueuloir » des pages de Salammbô, enivrant ses oreilles par avance du rythme et du nombre des phrases finales de Madame Bovary, sans bien savoir encore « ce qu'il mettrait dedans » ! Cette sensibi- lité extraordinaire du grand romancier à la musique verbale est-elle plus étrange, après tout, que celle de Pascal, si rempli des cadences de Montaigne, dans les parties oratoires de Y Apologie de Ray- mond Sebonde, qu'il les a répétées dans son livre avec un mouvement identique et des sons presque pareils, rien n'étant changé que le sens et les mots ' ? La mémoire auditive n'est probablement pas plus rare que la mémoire visuelle; c'est la seule que je possède à quelque degré.

C'est par la musique que le style me charme, ce n'est point par les qualités pittoresques. Mais, dans le style parfaitement beau que j'aime, les images sont de la musique, les sons et les couleurs se con-

I. Voyez mon petit volume sur Montaigne dans la collection des Grands écrivains français (Hachette), p. 471.

RELIRE, PENSER, ÉCRIRE... MOURIR 265

fondent dans la même harmonie et l'oreille aussi est enchantée de ce qui enchante les yeux.

J'entends vanter par la jeune génération une cer- taine musique des mots, réelle peut-être, mais que je n'arrive point à sentir et que je fuis, parce qu'elle est beaucoup trop savante pour la simplicité clas- sique — ou primaire de mon goût ; c'est un pur instinct naturel, sans la moindre science musicale, qui me tient sous le charme des beaux sons, un peu comme les bêtes d'Orphée. Je ne suis jamais par- venu à jouir des dissonances de Verlaine et de son école, des fameux vers impairs, boiteux et déséqui- librés, et je reste aussi réfractaire que Sully Prud- homme aux réformes, si nécessaires pourtant et si justes dans une certaine mesure, de la prosodie nouvelle (Quant aux non-sens qu'étale cette versi- fication amorphe, encore plus paresseuse et lâche qu'alambiquée, c'est une horreur; je refuse d'aper- cevoir dans ce galimatias les profondeurs cachées qu'y découvrent de bons critiques qu'on aurait crus moins snobs, mais qui, dans leur effroi de paraître arriérés, se livrent à un flirt sans pudeur avec les jeunes écoles « futuristes » les plus extravagantes). J'aime mille fois mieux mes vieilles romances, la trompette et la flûte de Victor Hugo, la lyre de Lamartine, le verbe splendide et sonore de Cha- teaubriand.

J'ose à peine avouer la tiédeur de mon enthou- siasme pour Pierre Loti. Si brillante, si nuancée

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que soit cette prose dont tout le monde raffole, elle ne m'a jamais ravi, parce qu'elle manque de nombre, parce qu'elle ne chante pas à l'oreille. Qu'on en fasse ses délices tout bas, à la bonne heure! mais elle ne pourrait supporter l'épreuve à laquelle Flau- bert soumettait ses phrases : Loti, grand magicien de la couleur muette, n'a point écrit pour être lu à haute voix.

Le fruit le plus précieux et le plus certain qui me reste de mes études scolaires est d'avoir appris par cœur une grande quantité de vers et de prose à une époque les exercices de la mémoire verbale n'étaient pas méprisés sottement comme ils le sont aujourd'hui. La « crise du français », qui est plus qu'une crise, si elle est, comme j'en ai la triste con- viction, la Un de l'antique royauté des lettres1, a l'une de ses causes dans ce fâcheux mépris qu'on affecte pour la mémoire lorsqu'elle est appliquée a ce qui ne nous parait plus que sons vides et forme vaine devant l'incomparable importance des réali- tés et des utilités scientifiques.

Je suis si loin d'estimer peu celles-ci que, si je pouvais recommencer toutes mes études, je vou- drais en faire deux parts, dont l'une serait consa- crée aux sciences de la nature, l'autre à cette musique que j'adore, mais dont je n'ai que l'ins- tinct. Mais s'il a existé autrefois, s'il existe encore

i. Voyez le chapitre iv de ce volume.

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un art d'écrire dont quelques artistes du style con- servent la tradition, il faut reconnaître que la plu- part de ceux qui tiennent une plume s'en montrent de moins en moins soucieux, et j'attribue cette déplorable indifférence surtout à l'oubli systéma- tique de nos beaux vers et de notre belle prose entretenu par d'absurdes doctrines sur le rôle infé- rieur de la mémoire verbale dans la culture litté- raire.

Ce n'est pas un Parnassien, c'est un homme d'Etat, et ce n'est pas un Français, c'est un Anglais, c'est M. Asquith, qui a dit :

Ceux qui veulent parler ou écrire leur langue doivent remonter aux grands auteurs, écouter leur cadence, analyser leur manière, non seulement pour enrichir leur propre vocabulaire, mais pour capter le secret même de leur musique, pour apprendre commentées merveilleux artisans ont assemblé et coordonné des mots en phrases qui sont restées immortelles1.

Les réalistes et les utilitaires disent aux vieux survivants du culte des lettres :

« Votre attachement sénile à la forme est une infirmité morale et intellectuelle. Un esprit ferme et sûr, un cœur droit estime les idées et les choses infiniment plus que les mots et les sons; il aurait

1. Cité par Agathon, L'esprit de la nouvelle Sorbonne, note de la page 86.

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honte de peser dans la même balance des valeurs si différentes et si inégales. »

Utilitaires et réalistes, vous avez bien raison; mais ayez donc raison jusqu'au bout. Donnez-nous, avec la règle, l'exemple complet. Dépensez votre ac- tivité tout entière en faits réels, en bonnes actions, en œuvres utiles; renoncez absolument et sans réserve à tout ce qui reste encore de littérature dans ce qui s'imprime ou s'écrit.

Car rien ici-bas n'est moins nécessaire que de noircir du papier avec une plume et de l'encre. Il y a cent autres manières d'employer sa vie plus utilement, si l'on est sérieux, et, si l'on est frivole, de la perdre en s'amusant davantage. L'immense majorité des mortels est née non point pour s'en- fermer dans la contemplation du monde intérieur, mais pour agir extérieurement. Ils sont bien peu nombreux ceux dont l'activité n'est pas toute répan- due au dehors, et il est fort regrettable que ce nombre ne soil pas encore beaucoup plus restreint, et qu'il y ait trop de penseurs pour ne rien penser du tout, trop d'orateurs pour ne rien dire, trop d'écrivains pour ne rien écrire qui vaille. Tous ils feraient mille fois mieux de scier du bois.

Par exception, une minorité très rare, qui n'a nul droit de se croire supérieure au reste des hommes, paraît avoir été créée pour une action différente de celle qui s'exerce au dehors soit avec les bras, soit par le cerveau appliqué aux choses extérieures. Car

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tout homme digne du nom d'homme a le devoir d'agir; mais tous n'ont pas été mis au monde pour agir de la même manière. Ceux dont la vocation est vraiment d'agir par l'écriture ont le soin et l'amour de l'instrument qui rend leur pensée autant que de leur pensée même, parce qu'ils ont appris et expérimenté que nos idées tiennent du langage leur forme et même leur existence, et que celles-là seules ne sont pas mort-nées et vivent un peu de temps que la parole ou l'écriture a exprimées en perfection : les écrivailleurs fourvoyés dans une vocation fausse sont ces mille milliers de grimauds qui rendent leur pensée n'importe comment, à la diable, en négli- geant le style, en écorchant la langue, comme un mauvais violon de village racle ses cordes, et j'ai dit tout à l'heure et je redis et je répéterai jusqu'à mon dernier souffle que, pour le service du genre humain, ils feraient beaucoup mieux de scier du bois ou des pierres que de traduire dans leur affreuse cacogra- phie les insuffisances et les pauvretés de leur parole intérieure.

Gardons-nous d'accorder à de pseudo-sages que le soin passionné du style soit moralement moins esti- mable que le dédain de la forme, pour la raison spé- cieuse que cette belle insouciance serait l'indice d'un attachement plus sérieux au fond même des choses et à la vérité. Pour qu'un tel sophisme fût vrai, il faudrait que la partie du travail littéraire l'écri- vain pense, conçoit, imagine fût séparable de celle

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il exprime sa vision; mais elles sont si intime- ment unies, elles se fondent dans une telle identité que l'analyse a eu beau s'ingénier en mille façons, elle n'est jamais parvenue à les distinguer claire- ment Tune de l'autre. Jamais l'expression ne se per- fectionne sans que l'idée se trouve par cela même soumise à une nouvelle élaboration. Mal écrire, c'est mal voir; c'est penser lâchement, confusément, d'une façon commune ou. au contraire, avec pré- tention et obscurité. Par quel renversement des valeurs, pareils vices seraient-ils qualifiés de vertus? L'austère Yinet ne passe pas pour avoir été com- plaisant aux dilettantes, aux baladins de l'art pour l'art, aux adorateurs païens de la beauté pure et vide de substance spirituelle; mais les négligences et les incorrections de Lamartine navraient pro- fondément chez ce grand critique non seulement l'homme de goût, mais l'homme de conscience, et c'est avec une gravité indignée de tant de licences scandaleuses qu'il a écrit cette pensée d'une pro- fondeur saisissante que j'ai fréquemment citée : m Le respect de la langue est presque de la mo- rale. »

Cependant on doit toujours prendre garde de trop abonder dans son propre sens. Je ne voudrais donc pas commettre l'erreur de convertir en maxime supérieure de sagesse une antipathie qui m'est personnelle pour les incontinents barbouilleurs de

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papier comme pour les monceaux de livres et d'ar- ticles à lire.

Certes, il est plus agréable et plus sain, per- sonne ne le nie, de savourer Virgile à l'ombre d'un hêtre que d'avaler la poussière des routes ; mais qui peut se donner le luxe d'un tel loisir? Qui- conque a des travaux ou des voyages à faire (n'est- ce pas tout le monde ?) est contraint d'encourir des risques et des fatigues dont l'exemption peut bien constituer un privilège pour les rares mortels qui en sont dispensés, mais ne leur confère point un mérite. Les forçats de la lecture qui dévorent tout, les forçats de la copie qui écrivent sans relâche ont une patience et un courage souvent admirables ; et tous ne sont pas des forçais : ce sont aussi des hommes libres simplement pénétrés de cette évi- dence, que les antiques chefs-d'œuvre régal exquis du sage sont désormais fort peu utiles aux progrès du savoir et du pouvoir humains, et qu'il vaudrait beaucoup mieux ne lire que la feuille du jour que prétendre la remplacer par de vieilles nouvelles, par une instruction depuis longtemps dépassée et par les idées d'un autre siècle.

N'insistons pas sur ce truisme. Quand une vérité est incontestable, il suffit de la rappeler en passant, et il peut arriver que ce soit nécessaire ; mais on n'a jamais besoin de s'y appesantir. De même qu'il est bien superflu de mettre le monde en garde contre l'abstinence du boire et du manger. les gens

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qui jeûnent par goût ne risquant jamais d'être en nombre excessif, il est absolument inutile d'en- courager la production en prose et en vers, la mul- tiplicité des revues, le développement des grands journaux, la naissance des feuilles nouvelles à un sou et la lecture du roman à la mode.

Dieu m'a donné une existence heureuse et qui peut faire envie, mais qui pourtant (il faut que je l'avoue) n'est point de celles que Ton devrait souhaiter pour soi si l'homme est sur la terre pour agir utilement et si ma plume, restée depuis treize ans l'outil unique démon activité, n'a jamais rendu au monde que de rares et faibles services. Même pour mon bonheur égoïste, la tranquillité profonde je me repose ne paraît pas être le parti le meilleur. Par une étrange contradiction, je n'ai point perdu, dans une vie si retirée., mes vaines ambitions littéraires, et je chéris toujours mon rêve de succès en m 'enfonçant de plus en plus dans le silence qui fait oublier les auteurs.

Je sais cela pertinemment et je n'en peux mais. On ne change pas sa nature; on peut seulement, par 'la connaissance qu'on a de soi-même, cultiver ses talents, si l'on en a, et cultiver aussi, si j'ose ainsi parler, ses défauts, la culture, qui développe les bons germes et qui n'extirpe pas toujours les mauvais, pouvant au moins surveiller ceux-ci, les amender en les conservant et les utiliser.

RELIRE, PE.NSER, ÉCRIRE... MOURIR 273

Je sais donc que, pour être vraiment un brave homme, je devrais me mêler à la vie de mes frères, m'occuper activement des questions sociales, sou- lager les misères humaines pro mea parte virili, et je ne le fais point; en paresseux, en égoïste, je laisse le mal régner sans avoir une seule fois repris la petite guerre, que, dans un accès unique de journalisme militant, je fis, il y a quinze ans, contre une grande injustice individuelle1.

Je sais aussi très bien ce que je devrais faire pour réussir personnellement, et je crois en vérité que personne ne le sait mieux que moi ; car il y aura bientôt un quart de siècle que je médite et que j'écris sur le destin des Réputations littéraii^es- : je connais parla doctrine et par l'expérience les con- ditions du succès et, délibérément, j'ai renoncé à remplir les plus essentielles. J'ai pesé, d'une part, ma chance de faire florès à Paris ; d'autre part, le risque d'y périr écrasé ou de m'en échapper sourd et neurasthénique, et l'amour de l'instant de vie que je tiens l'a emporté sur l'appétit d'une noto- riété incertaine.

Je reste jusqu'à la fin l'homme de mon sujet. Ce sera mon originalité d'avoir fait, avec une con- science parfaitement clairvoyante, l'épreuve des

1. On peut excepter une courte campagne que je fis dans un autre domaine. Voir le chapitre précédent.

2. Première série (1803). Deuxième série (1901). Ha- chette et Fischbacher.

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274 CONFESSION ET TESTAMENT

mécomptes réservés à tous les écrivains de mon ordre qui ont passé par les mêmes circonstances que moi, habité comme moi la province, préféré la vie sédentaire aux déplacements utiles, manqué aussi plusieurs occasions magnifiques et commis les mêmes fautes.

Cependant, je ne serais pas sincère, je mériterais le reproche d' « impudent mensonge » ou d'igno- rance profonde de soi, dont je n'ai cessé de pour- suivre les contempteurs affectés du succès présent ou à venir, si je ne reconnaissais pas, de toute ma bonne foi, qu'il m' arrive de regretter très vivement la demi-obscurité je me suis condamné moi- même. Mais je fais de nécessité vertu. Comme le vieillard de Cicéron que l'âge a délivré des aiguillons de la chair, je me trouve presque affranchi de la vanité littéraire par la force des choses, plus con- vaincante que celle des discours de la philosophie, et j'accepte comme raisonnable, presque comme souhaitable, la pénombre je suis entré dou- cement.

Bénies soient les contradictions qui nous font vivre, et d'abord celle qui consiste à espérer contre toute espérance, à savoir qu'une vérité est dou- teuse et à se conduire comme si on la croyait cer- taine, parce que la pratique en est utile !

Le profit qu'un écrivain attend de son application à écrire en bon style est tout à fait illusoire : bien peu de lecteurs lui en savent gré, et dans l'amas de

RELIRE, PENSEK, ÉCRIRE... MOURIR 275

lieux communs dont se compose l'esthétique tradi- tionnelle, il n'y a pas de contre-vérité plus radicale que de se figurer qu'un auteur a rempli, en écri- vant bien, la condition nécessaire et suffisante pour que sa prose vive et dure. Cependant cette illusion est très bonne ; il faut l'entretenir avec soin, puisque, sans elle, les seuls bons ouvriers de la plume seraient les rares dévots de la pure reli- gion du style, si parfaitement désintéressés que jamais ils ne consentiront à ne pas écrire de leur mieux, dussent-ils n'être lus par personne. De même on sait assez que dans nos jugements litté- raires rien n'est vrai d'une vérité réelle; tout est convention, imagination, fantaisie, idées pures, mode, imitation, snobisme, révolutions du goût ou routine, caprices d'un public changeant à chaque époque et à chaque heure, paradoxes opposés et ruineux des autorités de la critique ; mais pour faire de l'ouvrage passable, il est extrêmement utile que, dans ce tourbillon de fantômes, on garde la croyance à quelque chose de stable et d'objecti- vement vrai et que l'on continue à prendre au sérieux la farce d'une justice infaillible de la pos- térité.

A l'écart désormais de la course à la vie, de la course à la mort, se rue la foule des hommes en général, des lettrés en particulier, je

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veux, malgré tout ce que j'y perds, m'inquiéter de moins en moins de ce qu'on écrit et de ce qu'on lit, et suivre librement ma pensée et mes goûts.

L'immense majorité des nouveautés imprimées que les journaux, les revues et les librairies offrent à notre instruction ou à notre plaisir ne mérite seulement pas d'être regardée. Quelques publi- cations doivent être regardées, car il est utile de savoir qu'elles existent, et c'est tout ce qui nous importe pour le moment ; on les lira peut-être une autre fois. Il y a des écrits en nombre considé- rable qu'il suffit de parcourir] cette vision rapide et sommaire est un art ; quand on ne le possède pas, on perd beaucoup de temps. Sont à relire enfin un très petit nombre de choses qui ont de la valeur, et ce sont toutes celles qui ont mérité d'être lues.

Dans cette élite même on rencontre encore plus ou moins de déchet. Il faut faire un triage, afin de ne relire que ce qui en vaut la peine. Ma méthode, que je ne donne pas comme bonne pour tout le monde, mais comme bonne pour moi, consiste à marquer d'abord d'un trait au crayon tout ce qui me frappe dans un livre au cours de ma lecture. C'est malpropre, brutal et barbare. Mais mes livres sont mes outils et faits pour me servir. Je transcris en- suite dans des cahiers les pages que j'ai marquées, et voilà ce que relis. Oh! cela prend du temps; mais ce temps qui semble perdu est du temps gagné, puisque autrement j'oublierais tout.

RELIRE, PENSER, ÉCRIRE... MOURIR 277

Mes extraits ne sont pas de vraies analyses : en quoi, certainement, j'ai tort; l'analyse lierait les idées, en montrerait l'unité et la suite, tandis que l'attention réservée aux pensées saillantes risque d'habituer l'esprit à se contenter de morceaux. Un des travers je tombe en écrivant, comme en lisant, ne serait-ce pas justement de trop négliger la trame des transitions nécessaires? Je cause au lieu de composer; je saute d'un sujet à un autre; je supprime dans mes lectures ce qui m'ennuie et dans mes écrits tout ce que je crains qui ennuie.

Peu à peu mes cahiers ont fini par constituer toute une petite bibliothèque l qui pourrait me suffire et même remplacer avec avantage la plupart des pu- blications nouvelles. J'emporte dans mes villégia- tures une demi-douzaine de ces cahiers et j'admire, en les relisant, combien de choses plus neuves que la nouveauté du jour j'y découvre. Car « il n'y a pas de plus grande erreur, selon Schopenhauer2, que de croire que le dernier mot proféré est tou- jours le plus juste, que chaque écrit postérieur est une amélioration de l'écrit antérieur et que tout changement est un progrès ».

L'âge arrive l'homme n'entreprend plus rien,

1. Le nombre des cahiers et la diversité des extraits rendent bientôt nécessaire un index général, dont j'ai fait la description il y a bien longtemps dans une Méditation sur la lecture, recueillie en 1881 dans mes Variétés morales et littéraires (Fischbacher).

-. Parerga et Paralipomena. Ecrivains et style.

278 CONFESSION ET TESTAMENT

il achève ce qu'il a commencé, il met ses affaires en ordre, il fait son testament. C'est alors qu'on relit. Et, en relisant, on repasse, on se remémore, on rumine, on réfléchit, on pense. Fré- quemment aussi, lorsqu'on est auteur, on récrit; je veux dire à la fois qu'on se corrige et qu'on se répète. J'ai souvent eu conscience de rabâcher dans ces derniers temps; mais je me suis pardonné cette faute en considérant qu'un peu de radotage est permis à la vieillesse, et que l'expression nouvelle et meilleure que je cherche encore pour des idées exprimées déjà en est toujours un approfondis- sement.

« Toute vie dont le cours n'enrichit pas l'homme intérieurement est une vie perdue », a dit un sage1. Sans aucun travail intérieur de réflexion, le seul cours de la vie, le seul fait d'exister produit natu- rellement ce résultat de modifier des points de vue essentiels, soit que le changement aille ou qu'il n'aille pas jusqu'à une formelle contradiction, qui n'est point chose rare et qui est très permise.

Tant que je suis resté jeune, je n'aurais jamais cru que l'idée de la mort pût un jour ne plus me cau- ser d'épouvante ; je citais comme l'expression d'un sentiment universel et qui doit être avoué (au moins en Occident) par tous les hommes sincères cette

4. Rudolf Eucken. Le sens et la valeur de la vie.

RELIRE, PENSER, ÉCRIRE... MOURIR 279

pensée si humaine de La Rochefoucauld : « Tout homme qui sait voir la mort telle qu'elle est trouve que c'est une chose épouvantable1. » Depuis quel- ques années je m'apprivoise à l'idée de la mort avec une facilité qui m'étonne, et ce n'est pas par espé- rance religieuse ; la foi chrétienne n'entre ici pour rien. Ce n'est pas non plus que j'aspire à la fin de quelque souffrance : nullement; je suis heureux, en santé relative, j'ai tout ce qu'il me faut, et je ne demande à Dieu qu'une grâce : c'est de ne point survivre à la chère compagne de ma vie, qui est l'auteur de ce bonheur. Voici la raison de mon calme : je sens qu'étant devenu vieux, la mort ne m'arrachera plus de l'existence avec diffi- culté, mais qu'elle va dans très peu de temps m'en détacher le plus naturellement du monde, comme de l'arbre un fruit mûr. Et transposant l'idée, selon ma coutume, de l'ordre naturel dans l'ordre littéraire, je commence à entrevoir la possibilité de ne plus tenir si àprement à la vie imaginaire qui ré- side dans l'opinion des hommes, et de ne plus outra- ger par un violent démenti les personnes sincères et sérieuses qui gravement m'affirment qu'elles ne se soucient point du suffrage public.

Rien n'aide mieux à mourir que de s'apercevoir qu'on n'est plus de son temps. Je deviens chaque jour plus étranger au siècle s'achève ma vie.

1. Voir Des réputations littéraires, 1" série, p. 52.

280 CONFESSION ET TESTAMENT

Ma façon de penser, de sentir et d'écrire, mes goûts, mes passions, mes idées, ma culture littéraire et presque toute ma petite instruction philosophique appartiennent au siècle dernier. La plupart des poètes et des prosateurs à la mode, en qui la géné- ration qui grandit m'invite à voir les rivaux et les vainqueurs de leurs aînés, me paraissent tellement absurdes que je me demande à chaque instant si la jeunesse est devenue folle ou si c'est moi qui ne suis plus qu'un vieil imbécile. Evidemment c'est moi, puisque ces artistes étranges paraissent non seulement acceptables, mais admirables à de bons juges.... Tel écrivain rend des oracles en hoquets sibyllins et apocalyptiques l'on n'aurait vu au- trefois que le symptôme d'un état fébrile du cer- veau à traiter par l'hydrothérapie : on se pâme, on élève aux nues cet augure.... Tel autre, vague- ment religieux aussi (car les nuages du mysticisme ont la vogue), a imaginé de répéter dix ou douze fois de suite le même membre de phrase et s'est forgé ainsi à peu de frais une langue admirée comme originale, personne assurément n'ayant encore eu l'idée de frapper sur les mots comme sur des clous qu'on enfonce dans la tête des lec- teurs ahuris et assommés Devant ces maîtres

de l'heure je demeure stupide et pareil à un spec- tateur qui croirait voir passer une mascarade, mais qu'on avertirait de ne pas rire, ces fantoches étant des membres de l'Institut en costumes tout

RELIRE, PENSER. ÉCRIRE... MOURIR 281

neufs de cérémonie. Non! si c'est le style de l'avenir, je n'ai plus qu'à plier bagage et à m'en aller.

Le cardinal Xewman répétait souvent une chose bien singulière que je n'ai gardé d'approu- ver comme le dernier mot de la sagesse, mais qui ne messied peut-être pas aux mortels que diverses circonstances ont pu contraindre à se retirer du monde avant l'heure marquée par la nature. Ce grand isolé aimait à redire : « Ma pensée se repose et se concentre dans la contemplation de deux êtres uniques : Moi et mon Créateur. » Un si naïf égocentrisme ne me semble avouable qu'à trois conditions : d'abord, qu'on ait été forcé de renoncer à l'action publique et sociale ; ensuite, qu'on enveloppe le moi personnel, devenu, avec Dieu, l'unique objet de la pensée, dans un moi plus général qui puisse intéresser les hommes; enfin, qu'on utilise au moins par l'écriture, au profit du prochain, ce repliement farouche sur soi-même. Ainsi amendée, ainsi commentée, la maxime de Xewman peut convenir assez bien aux vieux traînards que laisse loin en arrière un torrent vertigineux qu'ils ne peuvent plus suivre ; on consent avec facilité, quand sonne la retraite, à se détacher de ce qui passe pour s'attacher à ce qui demeure : ce qui demeure c'est Dieu et, avec lui, c'est l'àme qui, occupée désormais de l'éternité, néglige le reste.

282 CONFESSION ET TESTAMENT

J'estimais naguère que ce qu'il y a de plus insoutenable dans la pensée de la mort, c'est l'idée du néant. Je le pense toujours; mais, à présent, il me semble aussi que l'idée d'une certaine forme d'immortalité celle qui conser- verait éternellement la personne avec sa con- science, ses souvenirs, son caractère n'est pas moins accablante, pas moins insupportable. Il me devient possible d'abandonner, non plus comme trop beau, mais comme peu souriant, au contraire, ce rêve d'une survivance sans fin de la mémoire et de la personnalité j'attachais, sans assez de réflexion, mon espérance passionnée. « Qu'est-ce pour nous, demande avec raison M. Edouard Le Roy1, qu'une vie qui n'est plus devenir, progrès, évolution, développement, qui échappe désormais à tout le déterminisme des lois naturelles? Avec quoi composerons-nous le concept de cette vie transcendante, après que nous aurons vidé de tout son contenu le concept usuel de la vie? »

Peut-être la suite indéfinie des métamorphoses est-elle la seule immortalité dont la raison et l'imagination puissent, sans succomber, soutenir l'idée. Mais il n'en faut pas moins vivre comme si par la vertu, par la foi, par la volonté, par le talent, par l'amour, nous pouvions triompher

1. Dogme et critique, p. 155 et suivantes.

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individuellement de la mort. Car, après tout, nous n'en savons rien; et puis ne faut-il pas, en tout état de cause, nous rendre dignes de monter de plus en plus haut dans la série ascendante des êtres inconnus qui peuplent l'univers? Ap- pelez cela du pragmatisme, si vous voulez, et faites de ce mot un blâme : peu m'importe, si cette règle de conduite est la sagesse et le chemin de la vérité. La vie de l'espèce est dépourvue de tout inté- rêt spirituel. Un individu qui ne possède que les qualités de l'espèce ne mérite et n'aura d'autre existence que celle de l'espèce, a fort bien dit Schopenhauer. L'immortalité conçue, selon l'idée vulgaire, comme la banale propriété de tous les hommes, est ce qu'il y a de moins probable après cette vie, puisque les animaux meurent tout entiers sans doute, et qu'un homme n'est pas plus qu'un animal s'il ne se distingue pas extraordinairement. Appartenir à la multitude, comme au corps appartiennent les organes et les membres, est une nécessité pour l'être social; mais s'y absorber, s'y confondre, y anéantir sa personnalité est ignoble. Nous sentons bien cela, et la vulgarité des esprits et des âmes, des pen- sées, des sentiments et du style nous dégoûte, comme un abaissement de l'idéal humain. Quelle pitié que des moralistes et des professeurs aient pu prescrire à l'homme et à l'écrivain d' « être comme tout le monde » ! Il faut assurément vivre

284 CONFESSION ET TESTAMENT

dans la société et écrire pour la société, mais il faut devenir aussi une personne distincte et supé- rieure qui tranche avec le reste des animaux mortels.

La distinction et la singularité sont deux choses différentes au point d'être contraires le plus sou- vent. Quand la multitude affecte des manières excentriques, c'est être . distingué que de rester simple. Un écrivain est toujours distingué quand il est simple, par la raison que la simplicité, bien loin d'être l'absence de culture, de travail et de soin, est, au contraire, le comble de la science et de l'art depuis que la naïveté a disparu de la littérature.

L'art d'écrire fut toujours pris au grand sérieux par l'écrivain bon ou mauvais, mais consciencieux que je suis, pour les raisons que j'ai dites et redites et dont la principale est que le soin religieux du style équivaut exactement, pour les penseurs et pour les artistes littéraires, à ce qu'est pour les personnes pieuses le soin de leur âme immortelle. J'ai une sainte horreur de tout ce qui est mal écrit par négligence. Je puis, sans le savoir, commettre toutes sortes de fautes contre la langue, contre la grammaire, contre le goût, contre la rhétorique; mais j'atteste le ciel que c'est inconsciemment et j'ose, le front haut, lui adresser les actions de grâces du Pharisien orgueilleux :

RELIRE, PENSER, ÉCRIRE... MOURIR 285

Mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des scribes, qui ne respectent pas notre langue sacrée, ni même comme ce publi- ciste prodigieux, professeur de Sorbonne et membre de l'Académie française, excitateur d'esprits incom- parable, inépuisable semeur d'idées, le plus fécond peut-être de tous les penseurs de notre temps, qui a tout lu, juge tout et qui, au pied levé, écrit sur tous les sujets à la fois dans tous les journaux et dans toutes les revues avec une indulgence sou- riante, avec savoir, avec bonté, avec esprit, avec génie, avec talent même quand il lui plaît, mais (je le lui dis, parce que je l'aime) avec beaucoup trop de prodigalité et de hâte et qui, pour son durable honneur d'écrivain, n'a pas assez médité ce sage avis de La Bruyère :

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en écri- vant ou en parlant. 11 est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre !,

Non, quelles que soient en comparaison mon ignorance, ma paresse, ma stérilité, j'aime mieux ne pas être cet auteur prodige! Jusqu'à ma mort, mon plaisir le plus cher restera d'élaborer amou- reusement, pour des idées qui ne sont pas toujours

1. Des ouvrages de l'esprit, § 17.

286 CONFESSION ET TESTAMENT

originales, mais que j'ai toujours faites miennes en les repensant, une forme accomplie, et ce que, chaque année, j'ai davantage à cœur, à mesure que j'approche du terme, c'est d'écrire des choses qui vaillent la peine d'être dites, d'être dites avec soin, et qui puissent rendre à quelque âme un service vital.

Oserai-je conserver ici le souvenir du plus grand, du seul véritable succès de toute ma carrière lit- téraire? Ce fut, il y a onze ans, une lettre d'une correspondante inconnue, mourant d'ennui dans un exil lointain, qui me témoignait sa reconnaissance pour un article1 elle avait repris le courage de vivre et le goût de la vie en une heure d'extrême désespoir. Ce jour-là, par une exception presque unique, je pus croire que j'étais bon à quelque chose, et ce fut la plus délicieuse joie de ma vie.

Oh! s'arrêter, se recueillir, se concentrer, se replier sur soi-même, relire, méditer et penser à la mort ! La mort ! ne suffit-il pas d'y songer un instant pour glacer sous la plume le flot des idées vaines, comme il suffît de regarder les étoiles pour faire honte à la chair et à l'esprit de leurs basses convoitises d'un jour?

L'appétit du néant se rencontre peut-être : je n'ai jamais pu le concevoir, et les lecteurs de mes

1. De la, place que la. poésie doit avoir dans la vie, dans la Revue des Revues (1901). Discours recueilli en 1906 dans mes Serinons laïques (Fischbacher).

RELIRE, PENSER, ÉCRIRE... MOURIR 287

Réputations littéraires savent combien j'ai de difficulté à croire sincères ceux qui disent qu'ils consentent, voire même qu'ils aspirent, à mourir tout entiers. Car, pour jouir d'être mort, ne fau- drait-il pas savoir qu'on n'est plus? et alors ce que l'on désire toujours, mort ou vif, c'est de vivre.

Puisque rien ne dure, puisque tout passe, c'est dans la mémoire qu'il faut établir et prolonger notre existence.

Le père de famille compte, pour perpétuer son nom, sur ses enfants et ses petits-enfants. Le chrétien compte sur la mémoire fidèle de Dieu qui ouvrira un jour à son serviteur l'éternité bienheu- reuse. L'honnête homme consciencieux ne compte point, pour être estimé, sur sa vertu médiocre, parce qu'il sait et parce qu'il sent bien que c'est insuffisant ; l'estime de la foule, comme celle des héros et des saints, n'est promise qu'à l'élite qui a fait de l'extraordinaire. Si notre idéal ne consiste qu'à nous acquitter correctement de nos obligations quotidiennes et des charges de notre profession, notre existence monotone, composée de journées ennuyeuses et ternes, longues par leur poids accablant, brèves par le néant de leur contenu, s'évanouira comme une ombre sans laisser d'elle le moindre souvenir. Oui, pour ne pas mourir tout entiers, tous les mortels sans exception sont tenus d'avoir fait quelque chose de mémorable.

Il est vrai que tout le monde ne peut pas accom-

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plir des actions d'éclat ou laisser de brillants ou- vrages ; mais tout le monde peut se distinguer par de précieux services rendus sinon à l'humanité, sinon à la patrie, à la société ou à l'Etat, au moins à des individus, à des familles, à de pauvres en- fants Et ce souvenir, à l'heure de la mort, sans

diminuer la tristesse des regrets, plus vive au con- traire, de part et d'autre, mêlera une douceur infinie à leur amertume.

A certains hommes rares est réservée la mémoire reconnaissante de l'histoire : au bienfaiteur de la cité qui fonde quelque chose et y attache solidement son nom, à l'inventeur qui découvre un secret utile, à l'artiste qui laisse un chef-d'œuvre, à l'écrivain qui laisse un livre, un vrai livre et non pas seule- ment un amas de pages imprimées. Ces êtres d'élite meurent pleins de foi en la vie.

Beaucoup d'autres savent qu'ils mourront sans frissonner d'horreur à cette idée. Ce sont tous les êtres mortels qui ont accepté de rester mortels. Ce sont les artistes qui n'ont pas la religion de l'art ; ce sont les écrivains qui n'écrivent pas. Ils n'en ont point de honte. Quelques-uns même s'en font un titre d'honneur, comme ces fanfarons d'impiété et de vice qu'on voit se glorifier d'être sans espérance. Qu'ils soient bien tranquilles sur leur damnation ! L'anéantissement total et prochain des gâcheurs de style, si pressés de produire, est aussi sûr que celui des jouisseurs qui se soûlent de la minute

RELIRE, PENSER, ÉCRIRE... MOURIR 289

actuelle. Ecrire vite, mal écrire, trop écrire : triple forme de l'erreur intellectuelle et morale qui ne comprend pas est la vie, qui nie l'esprit, ne croit qu'à la matière, ne connaît que l'instant, pré- fère au passé, qui seul compte, à l'avenir tombé bientôt dans le passé, le présent qui n'existe pas!

Jésus-Christ, être divin, pénétré du sentiment de l'infini^ homme et Dieu tout ensemble, parlant au nom de Dieu, annonce aux hommes qu'un homme nouveau doit se former en eux, s'ils veulent vivre et non pas mourir.... Cette nouvelle naissance est une rénovation spirituelle de l'homme, une résurrection psychologique. Rentrez dans l'unité, dans la charité, dans la fraternité et vous vivrez. Comprenez le sens profond de la doc- trine de Moïse, et vous vivrez. A tous ceux qui de- mandent à Jésus comment ils parviendront à la vie éternelle, Jésus répond : « Entrez dans la vie. » La vie, dans le sens divin il la comprend, est identique avec la vie éternelle.

Qui parle ainsi? Un grand prédicateur, sans doute? Bossuet ou Adolphe Monod? Non, c'est Pierre Leroux1, fameux et un peu ridicule comme apôtre du socialisme, à peine connu comme pen- seur religieux. Aucun docteur sacré, aucun orateur de la chaire chrétienne n'a rien écrit, à ma connais- sance, de plus profond et de plus clair que ce rêveur

1. De l'humanité, t. II, p. 212.

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290 CONFESSION ET TESTAMENT

sur la double nature du Christ, sur le Dieu vivant, père des hommes, sur la régénération, sur la vie éternelle qui est la seule vraie vie et qui commence avant la mort, et les lignes que je viens de trans- crire1 sur la nouvelle naissance sont l'expression complète et achevée de l'essence même du chris- tianisme. Leroux est un précurseur du protestan- tisme libéral, un fondateur du christianisme ration- nel, — compromis médiocre aux yeux des théolo- giens qui démontrent (assez plausiblement, peut- être) que, sans mystères surnaturels, la religion s'effondre et s'évanouit en philosophie, mais suprême ressource de la foi, qui décidément est perdue si elle ne sait pas concilier ses espérances avec les certitudes de la science humaine.

Ce penseur remarquable est en même temps, dans plusieurs pages très belles, un écrivain. Il mérite qu'on le lise et qu'on le relise, qu'on en fasse des extraits et qu'on les cite; car il confirme l'ob- servation si juste de Schopenhauer que les expres- sions anciennes de vérités, moins changeantes dans leur fond qu'on ne croit, sont souvent bien meilleures que leur forme la plus récente.

Cependant Pierre Leroux demeure inconnu et méconnu en tant que philosophe chrétien. Nous avons essayé de réhabiliter sa mémoire2 : personne

1. Je les avais déjà citées dans la Bibliothèque universelle de novembre 1904.

2. Voyez la thèse de M. Félix Thomas, professeur de philo-

RELIRE. PENSER, ÉCRIRE... MOURIR 291

ne nous a fait écho. Le merveilleux polygraphe qui a tout lu et qui écrit sur tout et sur tous avec tant de bonté ignore l'existence de nos études et conti- nue d'affubler le pauvre socialiste de 1848 du masque grotesque que la tradition a fixé sur sa noble figure. Telle est la puissance des jugements convenus! telle est, contre l'erreur consacrée, l'impuissance de la vérité produisant ses preuves et ses textes !

On peut trouver que c'est décourageant. Comme les demi-sages d'un scepticisme égoïste, on voudrait s'enfermer loin du monde dans la culture étroite de son petit jardin, si Ton ne se rappelait la maxime généreuse chère à Guillaume le Taciturne : « Point n'est besoin d'espérer le succès pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »

Nous nous imaginions tous autrefois que l'écri- vain excellent qui meurt obscur ou connu à peine d'une élite peut expirer le sourire aux lèvres, ayant, dans le chef-d'œuvre qu'il laisse après lui, la pro- messe de la' vie à venir. C'était une naïve illusion, que je n'espère pas avoir ruinée dans ces Dernières variations sur mes vieux thèmes, et dont il faut, au contraire, souhaiter le maintien parce qu'elle est utile. Les choses ont beaucoup moins de

sophie, sur Pierre Leroux, et mes deux articles de la Biblio- thèque universelle sur cette thèse, recueillis dans mes Questions esthétiques et religieuses (Bibliothèque de philosophie contem- poraine), Alcan, 11)06.

292 CONFESSION ET TESTAMENT

réalité que les idées; seules, les idées vivent et agissent. Notre livre ne vit point par cela seule- ment qu'il existe sur le papier : il n'a qu'une possibilité permanente de vivre ; et cette perma- nence menace de nous faire attendre toujours, et cette possibilité risque de ne jamais devenir un fait actuel, parce qu'il n'y a aucune nécessité en soi, d'abord pour qu'un chef-d'œuvre soit rappelé à la vie par quelque héraut de la renommée, ensuite pour que ce rappel soit entendu.

Donc il est manifestement absurde d'espérer que les erreurs et les injustices de l'heure présente seront réparées à coup sûr par je ne sais quelle divine omniscience de la postérité.

Tous les hommes ou presque tous aspirant naturellement à survivre sans pouvoir ni choisir ni deviner la forme de cette survivance, leurs rêves s'égarent dans des directions différentes.

Celle s'attache le rêve de l'écrivain est de signer un livre mémorable. Substitut illusoire de l'immortalité personnelle et substantielle! C'est celle-ci que l'amant de la vie doit vouloir con- quérir d'abord. L'écrivain le peut comme les autres hommes. Mais pour cette conquête solide il faut plus et mieux que la victoire du style, qui n'est que vanité. Il faut, par nos ouvrages, travailler pour le bien, pour le service et pour la gloire de Dieu, disait l'antique piété, comme d'autres agissent par

RELIRE, PENSER, ÉCRIRE... MOURIR 293

la parole, parles œuvres matérielles, parles actions utiles. Si son activité littéraire est bienfaisante, l'ouvrier de la plume, dès son existence mortelle d'aujourd'hui, vivra de la vraie vie qui commence et qui ouvre la vie éternelle.

UniversI^J"

BIBUOTHECA Pftavfensis

TABLE DES MATIÈRES

PREMIERE PARTIE DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES

PAGES

Chapitre Ier. Les Jugements convenus 3

II. Retour sur le même sujet. Une

Lettre de feu Henri MonoJ 22

III. Idées nouvelles de l'Esthétique 41

DEUXIÈME PARTIE LE STYLE, L'AME, LE MOI

Chapitre IV. La Crise du français 83

V. Les Philosophes et l'Art d'écrire.

La dernière Lettre d'un grand idéa- liste mort jeune 95

VI. L'Idée du « Moi » dans la Philosophie

contemporaine 126

VII. La Fuite du Temps 147

296 TABLE DES MATIÈRES

TROISIEME PARTIE L'INQUIÉTUDE RELIGIEUSE

PAGES

Chapitre VIII. La Fin de la vieille Logique et l'Essai

d'une Méthode nouvelle 155

IX. L'Evolution religieuse d'un penseur

catholique. Newman 192

X. Réponse à une Enquête du « Cœno-

.bium » 234

QUATRIÈME PARTIE CONFESSION ET TESTAMENT

Chapitre XI. Préface pour une troisième série d'Es- sais , 241

XII. Relire, penser, écrire... mourir 258

LA ROCHE-SUR-YON. IMPRIMERIE CENTRALE DE L OUEST

La Bibliothèque

Université d'Ottawa

Echéance

The Library

University of Ottawa

Date due

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